Troisième prix
Justine Troquet
Les sabots des chevaux claquaient sur les pavés irréguliers de l'avenue, les roues du carrosse grinçaient et résonnaient dans la nuit tombée depuis peu sur Grisetour. Au loin, les exclamations de marchands rangeant leurs étals, de soldats au détour des ruelles et de soûlards à l'approche des tavernes, gratifiaient le quartier d'un bruit de fond habituel, rassurant.
Corneille n'entendait plus le brouhaha incessant qui animait la capitale d'Urbis, seule comptait l'avancée du véhicule, dont l'ombre des statues moulées sur son toit s'étirait au gré des torches fixées sur les façades des derniers bâtiments. Tapie dans l'obscurité, elle attendait qu'il traverse le Pont-Trois : une fois la Ville Haute quittée, il n'y aurait presque plus de lumières...
De sa position, Corneille avait tout le loisir d'observer les reflets dorés du carrosse, les figures sévères des trois divinités qui le surplombaient. Elle aurait juré que Ragni la fusillait du regard ; elle sourit, effleura la garde ouvragée de la rapière fixée à sa taille d'une sangle de cuir. Cesse de me provoquer, fillette, siffla l'arme au contact de ses doigts gantés.
— Tu ne sais pas t'amuser, Vip', murmura la jeune femme, espiègle.
Elle étouffa un rire lorsqu'elle entendit la rapière grogner dans son esprit. Par le plus grand des hasard – il fallait dire que Corneille aimait fourrer son nez partout – la jeune femme avait mis la main sur l'une des trois saintes reliques. Ainsi, une part de l'âme de Ragni, la déesse serpentine, du courage et de la guerre, habitait l'arme qu'elle avait dénichée.
Le carrosse avait enfin traversé le pont. Aucun garde royal ne l'accompagnait, sans doute afin de ne pas attirer l'attention sur son chargement. Qui aurait pu savoir que Sa Majesté Sylvain d'Aigremont, faisait parvenir à sa chère et tendre épouse, une luxueuse parure d'une valeur de plus de mille pièces d'or ? Il aurait fallu être terriblement bien renseigné...
Après avoir compté jusqu'à trois, Corneille sortit de sa cachette, agitant les bras afin d'effrayer les bêtes. Ces dernières se cabrèrent en piaffant, tandis que le cocher tombait à la renverse, non sans avoir déblatéré une ribambelle de jurons.
— Halte ! cria Corneille. Je réquisitionne le chargement de votre carrosse.
Il n'y avait peut-être pas de garde, mais le cocher n'avait pas été désigné par hasard. Lorsqu'il se redressa, la casaque bleue témoignant de son appartenance à la Compagnie des Rapières d'Argent étincela dans les rayons de la lune, au même titre que sa lame dégainée. En souplesse, il sauta à terre, brandit l'arme vers Corneille sans trembler, les yeux verts luisant d'une détermination sans faille.
— Corneille ! cracha-t-il. Petite traînée, je suis ravi de tomber sur toi !
— Oh ? Pour espérer me traîner devant le conseil de Sa Majesté ?
Il ricana.
— Son éminence de Beaucourt se fera un plaisir d'effacer ton sourire.
Il ponctua sa menace d'un coup d'estoc, entamant le duel.
La Rapière d'Argent l'avait identifiée du premier coup d’œil. C'est que Corneille avait tout fait pour être reconnaissable : avec son masque de plumes noires posé sur le visage, sa cape fourrée flottant au vent et sa rapière élégante avec sa garde sculptée en un enchevêtrements de serpents, il était difficile de la confondre. Et puis, peu d'autres femmes harcelaient Grisetour depuis des mois, à coups de larcins et de duels rondement menés. Cette fois cependant, elle avait visé plus gros : en s'emparant d'un cadeau destiné à la reine, elle affirmerait haut et fort qu'elle était une ennemie de la couronne. Et elle attirerait son attention.
Tu es tombée sur un joli morceau.
Je suis plus jolie encore.
Corneille virevolta en arrière, avant de contre-attaquer, tâchant de prendre son adversaire par surprise. Comme animée d'une vie propre – ce qui n'était pas tout à fait faux –, Vipère entailla l'habit du garde royal, qui, d'un coup d'épaule, parvint à s'en dégager.
— Oups, s'excusa faussement la jeune femme. Je connais une excellente couturière, si ça vous intéresse.
Tu devrais arrêter de le sous-estimer.
Dans un cri rageur, l'escrimeur redoubla l'intensité de ses attaques, frappant d'estoc, effectuant moult moulinets des poignets, afin de percer la défense de Corneille. Serrant les dents, elle esquivait lorsque sa rapidité le lui permettait, brandissait sa rapière et l'entrechoquait contre celle de son adversaire quand la fuite était impossible. Le claquement sec du métal contre le métal perçait la nuit, se répandait entre les mains de la jeune femme, dont les doigts tremblaient sous l'intensité des assauts. L'homme était doué, il passait d'une botte à l'autre avec aisance. Ses cheveux gris coupés courts et les rides au coin de ses yeux témoignaient des années d'entraînement qu'il avait menées. Néanmoins, il ne possédait pas de relique. La voleuse n'eut qu'à suivre Vipère qui perça la défense de leur adversaire. Profitant de l'effet de surprise, Corneille le déséquilibra d'un croche-pied retors. Prête pour infliger son châtiment préféré, elle bondit sur le côté, tandis que son adversaire s'affalait de tout son long sur les pavés.
— Je suppose que vous connaissez ma marque, très cher, roucoula-t-elle.
Elle signait chacun de ses méfaits : elle gravait un « C » là où elle avait emporté son butin. Faisant fi des chausses de la Rapière, la lame trancha le tissu, taillada la chair. Alors que Corneille pouffait, que Vipère râlait, que l'homme hurlait, une jolie cicatrice ornait déjà sa fesse droite. L’œuvre achevée, elle s'infiltra dans le carrosse et s'empara du coffret déposé entre de luxueux coussins.
– Merci bien ! gloussa-t-elle. Vous transmettrez mes compliments à son Éminence.
Et sans attendre de réponse, la duelliste se fondit dans l'obscurité.
Tu es fière de toi ?
Tu n'imagines même pas.
Avec ces pierres précieuses et les pièces d'or qu'elle en tirerait, elle empêcherait bon nombre de famille d'être expulsées dans les faubourgs, où la Brume sévissait encore.
Ulric patientait. Une main sur la garde de la rapière, l'autre le long de sa casaque bleue, il gardait le dos droit, les yeux fixés sur la princesse Maëve d'Aigremont. Il avait rejoint l'ordre d'élite de Sa Majesté plusieurs mois plus tôt, faisait partie des trente soldats émérites du royaume. Néanmoins, il n'était qu'une jeune recrue. Loin de Sa Majesté ou de Son Éminence, il était au service de la benjamine du monarque, réputée pour ses frasques aussi bien dans les quartiers nobles que dans la Basse-Ville. Car Maëve d'Aigremont se souciait comme d'une guigne de l'étiquette, tant qu'elle pouvait s'amuser.
Elle va les plumer. Même s'il tâchait de conserver un visage impassible, Ulric observait la partie de dés, amusé. À l'une des tables collantes de La Mouette chantante, une taverne proche du port fréquentée par des marins et autres pirates, la princesse était comme un poisson dans l'eau ; il s'agissait de l'une de ses adresses favorites. Elle s’était défaite de son châle brodé, qu'elle avait abandonné négligemment sur le dossier de sa chaise, riait aux blagues salaces de ses camarades, levait le coude plus souvent que ces derniers. Si elle avait pu enfiler des chausses masculines à la place de sa robe, se débarrasser des pierres précieuses qui dansaient dans son cou et perlaient dans sa chevelure noire, Ulric savait qu'elle l'aurait fait sans hésiter.
Entre ses doigts fins, elle laissait glisser les dés, les cachait sous sa paume, trichait sans honte. Toujours le même tour. Tous les clients la reconnaissaient. S'ils avaient été impressionnés au début, il n'en était plus rien : il était aisé d'oublier que la princesse d'Aigremont était parmi eux, lorsqu'elle jurait comme un charretier, un godet en main. En vérité, le roi ne la punissait que très peu – sa mère, la reine, en revanche ne se cachait pas pour montrer sa colère. Maëve était l'unique membre de la famille royale à se mêler au peuple, à s'y intéresser. Elle ne le faisait pas par filouterie, mais bien par intérêt. Ulric avait mis du temps à comprendre : la princesse aimait les gens, mêmes ceux de la pire espèce. Quant à Sa Majesté, il appréciait que sa fille chérie apaise les tensions avec la populace. Maëve était intelligente et elle en profitait.
Soudain, une bourrasque s'écrasa contre la vieille bâtisse ; l'enseigne claqua dans le vent. Ulric se détourna un instant de la princesse et se rapprocha de la fenêtre. Dehors, l'on courait pour se mettre à l'abri de la pluie, des carrosses cahotaient sur les pavés irréguliers de la ruelle. En hâte, le soldat gagna la table.
— Princesse, le vent se lève.
— Oh, non ! J'allais gagner ! râla-t-elle avant de vider son godet d'un trait.
Elle se leva néanmoins, salua ses adversaires d'une courbette.
— Messieurs, ce fut un plaisir ! Faites comme moi, rentrez chez vous !
Maëve d'Aigremont n'était pas l'idiote pourrie gâtée dépeinte par certaines rumeurs. Elle savait qu'il y avait un temps pour rire, un temps pour fuir : pas même elle ne plaisantait avec la Brume.
Une rafale les cueillit à la sortie de La Mouette. Ulric resserra les pans de son justaucorps autour de son cou, alors que le tissu fouettait ses bottes hautes. D’instinct, il effleura sa rapière au côté, afin de se rassurer. Il se raidit néanmoins, lorsque le cri de Maëve perça à travers les rafales. Main tendue vers le ciel, elle essayait de rattraper la parure qu'elle avait portée sur sa poitrine, en vain. Le collier s'était brisé sous l'intensité du vent et les pierres précieuses, telles des étoiles filantes, dansaient dans le ciel.
La princesse haussa les épaules.
— Tant mieux, murmura-t-elle.
— Princesse ?
— Avec un peu de chance, elles tomberont entre les mains de personnes qui les méritent.
Ulric garda le silence, lui prêta son bras afin qu'elle s'y agrippe, aussi bien pour supporter les affres du vent que ceux de l'alcool qui alourdissait sa démarche. Heureusement que la reine était dans sa villa printanière à Boisdor : si elle voyait sa fille dans cet état, elle lui passerait un savon – et Ulric craignait de subir également son courroux.
— Dépêchons-nous, la pressa-t-il, intimant un rythme plus soutenu afin de gagner le carrosse qui les attendait.
La Brume, ce brouillard épais et perfide, était apparu des années plus tôt. Opaque, elle se levait toujours peu après le vent, se liait à la pluie, tombait toujours en même temps que la nuit. Les pauvres mortels qu'elle engloutissait se voyaient transformés à jamais en créatures assoiffées de sang. Ulric avait tout perdu lorsque la Brume était apparue dans le bourg de Chanterre, les terres de feu son père. Pour beaucoup, Grisetour était devenue l'unique refuge du royaume. Désormais, quelques territoires avaient été récupérés, les habitants d'Urbis s'étaient habitués à sa présence... Du moins, tant qu'ils pouvaient s'en protéger, un toit au-dessus de leurs têtes. Le cardinal de Beaucourt, ainsi que les membres du Temple, affirmait que tout bon croyant n'avait rien à craindre de la Brume, que les Trois les protégeraient. Ulric préférait de ne pas tenter Uruk.
— Calme-toi, Ul' ! le réprimanda-t-elle doucement. Tu t'inquiètes trop.
Il voulut protester, mais se ravisa. La pluie éclaboussait le chignon désormais décoiffé de Maëve, ses jupons, lourds de l'averse, collaient à ses jambes fines. Un pâle sourire étirait ses lèvres pleines, ses yeux clairs se perdaient vers l'horizon. Une douce odeur de jasmin parfumait son cou blanchâtre. Ulric déglutit. Au loin, les signes de main du cocher l'arrachèrent à sa contemplation.
— Ne... Ne prenons pas de risque, princesse ! Rentrons !
— D'accord, d'accord !
Ulric sursauta au contact des doigts glacés contre sa main.
— Prin...
— Le dernier arrivé a un gage ! gloussa-t-elle.
D'une souple torsion du poignet, de quelques pas joliment exécutés, elle virevolta sur elle-même, coupant la trajectoire à la jeune rapière. Ulric manqua de trébucher vers l'avant et réprima un juron.
— Princesse !
Entre le clapotis des flaques, le roulement des carrosses et le mugissement du vent, des éclats de rire lui parvinrent tandis qu'il la voyait s'élancer. Il se précipita à sa suite, par devoir et non par jeu, en pensant que la princesse Maëve d'Aigremont aurait possédé l'habilité idéale et la rapidité recherchée pour devenir une bonne Rapière d'Argent.
— J'exige que sa capture devienne une priorité !
Marie d'Aigremont tapait du plat de sa main baguée la lourde et longue table de la salle du conseil. Maëve notait avec amusement la veine qui battait à son front pâle. Sa couronne toute en arabesques et enchevêtrements dorés, sertie de pierres précieuses, se balançait sur sa coiffe impeccablement réalisée. Ses yeux verts, dont elle avait hérité, lançaient des éclairs à la cantonade, amplifiés par ses sourcils froncés ainsi que ses lèvres fines et sévères.
— Elle le sera, Ma Dame, n'ayez crainte.
Le port altier, le regard perçant, muni d'une moustache sévère et taillée, le cardinal Eudes de Beaucourt ne semblait pas craindre la colère de la souveraine. Il a l'habitude. Avec son crâne dégarni, ses mains osseuses et son teint maladif, le ministre de Sa Majesté n'avait guère fière allure. Il ne fallait pas s'y fier, cependant : l'homme voyait – presque – tout se qui se tramait au sein de Grisetour et dans les bourgs au-delà.
— Vraiment ? Vous avez pourtant échoué !
Maëve releva le visage pour observer les membres de la Compagnie rassemblés au fond de la pièce. Elle reconnaissait leurs visages, mais tous n'avaient pas eu la chance de devenir l'un de ses protecteurs. Elle s'attarda un instant sur Ulric. La jeune Rapière d'Argent conservait un sérieux inébranlable, comme toujours. Mon brave Ul'.
La reine s'était empressée de quitter Boisdor pour revenir dans la cité, lorsqu'elle avait appris que la célèbre voleuse s'en était prise à ses biens. Un retour prématuré dont la princesse se serait bien passée. Au moins, cela confirme mes soupçons.
Maëve retint un soupir, dévisagea Antoine. Il avait été à son service, avant qu'Ulric n'entre dans la Compagnie. Elle avait fait tourner en bourrique le vétéran en de multiples occasions. Au souvenir d'anecdotes, elle sourit. Tu as pauvre allure, mon cher Antoine. De fait, le soldat se tenait maladroitement le postérieur, souffrait de la position droite et immobile qu'il se devait de maintenir tout au long du conseil.
— Corneille est mieux renseignée que nous l'imaginions, concéda le cardinal. Mais soyez assurés, Ma Dame, Monseigneur, que nous l'attraperons.
— Voilà qui est réglé ! conclut le monarque, qui n'avait pas pipé mot depuis le début du conseil.
Maëve réprima un gloussement. À son allure, elle devinait que son père s'ennuyait ferme. Tel père, telle fille...
Tu es une relique divine. Tu ne sais vraiment pas à quoi ressemblent les autres ?
Bien sûr, nous nous rassemblons toutes les semaines pour bavarder.
Un sifflement réprobateur ponctua la phrase de Vipère. Corneille leva les yeux au ciel avant de reprendre ses recherches. Elle n'avait pas beaucoup de temps : s'infiltrer dans les appartements de la reine pendant la toilette de cette dernière avait déjà été une épreuve en soi. La souveraine, en compagnie de ses dames de chambre, se prélassaient dans les bassins jouxtant sa suite royale. Salon, cabinet intérieur et chambre consistaient en ses luxueux quartiers qui dégoulinaient de meubles, tableaux, coffrets et statues tous plus somptueux les uns que les autres.
Tu ne sais même pas si c'est vrai.
Le bruissement de la rapière se confondait avec ses propres pensées. Vipère avait raison : elle n'avait aucune preuve, si ce n'était les coïncidences qu'elle avait mises au jour, par hasard au début, par filature ensuite.
Et quel dieu voudrait créer tel désastre ?
Uruk.
Un claquement sec retentit sous son crâne.
Blasphème ! Uruk a été vaincu.
Peut-être.
Selon le Temple, le dieu de la mort et des maladies avait été banni du monde par les Trois. Il était strictement interdit de prononcer son nom. Quiconque était surpris à perpétuer son culte était pendu haut et court, sans autre forme de procès. Le cardinal de Beaucourt luttait encore contre les hérétiques qui, selon lui, étaient les responsables de l'arrivée de la Brume. Corneille estimait que Son Éminence n'avait pas tout à fait tort : Uruk et la Brume étaient liés, mais ce n'était sans doute pas la faute de mortels aux croyances douteuses.
À force de filer en douce à gauche et à droite, Corneille avait intercepté d'intéressantes rumeurs parmi les plus futiles des racontars. L'on disait que la reine avait fait bâtir un temple à Boisdor, que le cardinal de Beaucourt lui rendait souvent visite, qu'il donnait des cours au jeune Armand, le cadet du monarque. Tout était vrai, Corneille le savait, mais là où le peuple s'imaginait une affaire sulfureuse entre la première dame et le premier ministre, la jeune voleuse suspectait une alliance politique déguisée. Adam était le favori de la reine, ce n'était un secret pour personne. Malheureusement pour lui – et pour elle –, il n'était pas destiné à monter sur le trône : Gabriel, enfant de la première épouse du roi, était le véritable prince héritier.
C'est ridicule, gamine. On ne provoque pas la Brume pour hisser son fils sur le trône.
Non, mais commencer par soulever le peuple est un début.
Car le peuple était en colère et à juste titre. Dans la Ville Haute, les accidents étaient rares, mais dans la Basse-Ville, il était fréquent que des brumeux entament de véritables carnages. Quant aux faubourgs, la situation était pire encore, regorgeant de pauvres sans logement, à la merci du terrible brouillard. Or, les nobles devenaient toujours plus riches ; la reine en particulier, organisait des réceptions à tout va, se vantait de sa villa à Boisdor, où de véritables fortifications avaient été dressées.
De la rapière, Corneille déplaçait des babioles sur les étagères, tandis qu'elle fouillait tiroirs et coffrets de son autre main. La reine devait détenir cette relique et ne devait jamais s'en séparer. Sauf pour sa toilette. Car aucune de ses favorites ne pouvaient la trouver par inadvertance. Abandonnant le salon, la jeune femme se faufila dans la chambre, où trônait un gigantesque lit à baldaquin. Sans un bruit, elle s'approcha puis rengaina Vipère à sa ceinture. Elle passa délicatement ses doigts sur le tissu soyeux de la parure de lit, cousu de fils d'or. Mue par instinct, la voleuse souleva l'un des oreillers.
C'est ça.
Elle effleura la garde serpentine de la relique. La présence de Vipère la rassura aussitôt.
Ne t'approche pas.
Je dois m'en emparer. Et m'en débarrasser.
Corneille rompit le contact avec la relique afin de ne pas entendre ses réprimandes. Avec précaution, elle s'approcha du pendentif déposé sur le matelas. Il s'agissait d'une pierre ovale et plate, noire et striée de rainures tantôt mauves, tantôt bleutées, dans lesquelles il était aisé de se perdre. La pierre était grossièrement fixée sur une chaîne banale qui contrastait avec le luxe des autres parures de la reine.
Des éclats de voix en provenance des bassins la sortirent de sa contemplation. Corneille sursauta. Merde. Sans se retourner, elle attrapa le pendentif. Ah ! Et fut obligée de suspendre son geste. Le bijou ne lui parlait pas à l'instar de Vipère, mais il engloutissait son esprit comme la Brume avalait les mortels. Ses rainures sombres s'insinuaient sous son crâne, lui imprégnaient des images de désolation qui lui donnèrent la nausée. Une peur insondable s'empara d'elle, manquant de la paralyser ; un cri désespéré mourut dans sa gorge. Cherchant à s'éloigner de son emprise, Corneille empoigna la rapière à son côté dans un geste désespéré. Aussitôt, l'âme de Vipère l'aida à affronter la relique maléfique.
La voleuse cligna des yeux. Ses jambes s'étaient dérobées sous elle, ses yeux s'étaient fermés sans qu'elle ne s'en rende compte. Affalée sur le lit, elle se redressa d'un geste vif, balaya les alentours du regard, réprimant un haut-le-cœur.
Blasphème ! sifflait Vipère, alors que la voleuse s'élançait hors de la chambre.
Elle devait regagner au plus vite le passage par lequel elle s'était faufilée. Une fois dans l'étroit conduit, elle n'aurait qu'à ramper pour gagner ses quartiers. Une trappe, cachée par l'un des buffets du salon, lui promettait la délivrance. Hélas, Dame Lisa ouvrit la porte des appartements, au moment où Corneille gagnait la pièce. Dame Lisa, la première dame de compagnie de la reine. Voûtée par l'âge, bedonnante, elle conservait des traits sévères entre ses rides, des coiffes soignées malgré ses cheveux gris.
— Une voleuse ! s'exclama-t-elle. Corneille !
— Quoi ?!
Elle aurait reconnu la voix entre mille. Si elle n'avait pas un nuisible artefact qui mordillait son crâne, ni ne s'était trouvée en danger de mort, elle en aurait ri.
Tu es coincée, gamine.
Elle se mordit la lèvre. Emprunter le passage secret n'était plus une option désormais : il dévoilerait son identité. Alors Corneille fit ce qu'elle savait faire de mieux : elle improvisa, tout en créant un effet de surprise. Ses bottes claquèrent, tandis qu'elle ouvrait à la volée la porte principale des appartements. Les deux Rapières d'Argent postés en faction sursautèrent, non sans dégainer leurs lames. D'un mouvement expert, elle désagrafa sa cape et la lança dans le visage du premier, alors qu'elle armait Vipère de sa main gauche. L'arme serpentine siffla dans l'air et entailla les chausses du second qui vacilla.
Merci, Vip'.
Je n'ai que faire de tes remerciements.
Sur ces belles paroles, elle s'enfonça dans le couloir.
Ulric se précipita dans le hall d'entrée du château de Grisetour au côté de trois autres Rapières d'Argent. Parmi elles, Antoine claudiquait, vociférant des « laissez-la moi ! », son arme dégainée. Le jeune soldat ne leur prêtait pas attention et fonçait comme si sa vie en dépendait. S'il parvenait à neutraliser la voleuse, il gravirait des échelons supplémentaires.
Un seul doute, cependant, perçait sous son crâne : « comment s'était-elle infiltrée dans le château ? » Un cri en provenance du premier étage lui fit relever la tête. Une véritable cacophonie s'en suivit, mêlée de percussions métalliques de la lame contre la pierre, du froissement de la casaque contre les tapis, des hurlements étranglés d'un homme qui dégringolait les escaliers. Puis, un rire moqueur fendit l'air : Corneille enjamba le malheureux qui gisait sur le seuil, et se laissa glisser habilement sur la rampe de l'escalier massif. Ses cheveux noirs, libérés de tous liens, voletaient autour de son visage. Un masque formé de plumes ébènes recouvrait ses traits, mais ne masquait pas son sourire espiègle. Subjugué, Ulric ne vit pas les trois autres Rapières se jeter à la rencontre de la voleuse. Quelque chose ne va pas. Sourcils froncés, Ulric dégaina, raffermit sa prise sur son arme dans l'espoir de sortir de la torpeur qu'il ne pouvait expliquer. Plus lent que les autres, il assista à la véritable déculottée que Corneille leur asséna : comme si son arme était une extension d'elle-même, animée d'une vie propre, elle parait, contre-attaquait, portait des coups d'estoc sans arrêt. Telle une danseuse, elle virevoltait, esquivait, se fendait avec souplesse. Enfin, elle désarma l'une des Rapières avant de l'assommer, crocheta la seconde qui s'étala sur le sol puis la cogna à la tempe, frappa d'un coup de pied crapuleux le troisième – Antoine – qui s'écroula en gémissant.
— Halte ! hurla Ulric.
Serrant la garde à s'en blanchir les articulations, le jeune homme bondit vers l'avant, visant l'épaule de son adversaire. Comme il s'y attendait, elle l'évita sans mal, mais ne contre-attaque pas. Profitant de l'ouverture, il porta un nouveau coup d'estoc, avant de l'obliquer tel un coup de fouet : la lame vibra et, cette fois, la rapière de Corneille s'entrechoqua à la sienne. Ils échangèrent plusieurs passes, durant lesquelles Ulric suait à grosses gouttes, se pliant parfois en deux pour éviter la lame étrange de Corneille. Par les Trois ! Il avait l'impression que les serpents de la garde s'animaient, s'enroulaient pour mordre son arme et la repousser. C'était comme affronter deux épéistes en même temps.
Soudain, d'une souple torsion du poignet, de quelques pas joliment exécutés, Corneille évita son assaut pour se redresser et se coller contre lui. Ulric cilla. Alors le temps s'arrêta, les sons s'amenuisèrent, sa vue se brouilla et seul demeura l'arôme de jasmin dans l'air.
— Princesse...
Toutes ses pensées s'embrouillaient, seule ressortait de ce chaos une seule et même question : pourquoi ? Mais elle mourut sur ses lèvres. Paralysé par l'incompréhension, luttant entre son devoir de la protéger, l'impératif de l'arrêter, il maintenait un semblant de garde, alors que la casaque, pour la première fois, pesait lourd sur ses épaules.
Maëve observait la douleur dans les yeux d'Ulric et son cœur se contracta. Il était l'un des hommes les plus fidèles qu'elle ait jamais rencontré, avec une moralité dont peu de soldats pouvaient se targuer. S'il s'était évertué à garder ses distances, elle n'avait cessé de lui dévoiler des parts d'elle-même dont la cour ne voulait pas : sa franchise, son besoin de liberté, ses envies d'équité. En réalité, elle n'était pas surprise qu'il soit le premier à l'avoir reconnue.
— Ul'...
Elle entendit des bruits de pas précipités depuis l'étage supérieur, ainsi que des pièces jouxtant le hall d'entrée. Cet instant à deux était un luxe qu'elle désirait mettre à profit.
— J'ai agi pour une bonne raison. La reine, elle est la cause de la Brume... Tu n'es pas obligé de me croire, mais...
Contre son cœur, Maëve sentait la relique d'Uruk palpiter. Sous son crâne, Vipère luttait. Trop occupée à chasser les terribles images et ressentiments provoqués par la pierre, l'âme de Ragni ne lui parlait plus.
Elle pouvait convaincre la Rapière d'Argent. Elle n'avait jamais voulu mêler personne à ses projets, mais la perspective de l'avoir à ses côtés la rassurait. Déterminée, ses yeux ancrés dans ceux de son loyal adversaire, elle attrapa la corde autour de son cou et brandit la relique.
— Une part d'Uruk est logée dans cette pierre ! Comme mon arme ! Vipère est habitée par Ragni.
Lorsqu'elle releva Vipère, Ulric se raidit, mais ne broncha pas. Elle le devinait peser le pour et le contre, alors que, comme elle, il savait que leur temps était compté.
— Arrêtez-la !
Sur le palier, la reine, accompagnée du cardinal, les toisait sévèrement. Des escaliers dévalèrent des Rapières qu'elle n'avait pas blessées suffisamment en chemin parce qu'elle n'avait pu s'y résoudre. Bientôt, tous les deux furent encerclés de casaques bleues, alors que la milice intérieure, mise au fait des événements, rentrait par les portes principales. Ils étaient cernés. Si jamais elle attaquait Ulric, peut-être ne verraient-ils pas son hésitation ? Alors qu'elle s'apprêtait à lui porter un coup d'estoc, il la devança. Plongeant sur elle, Ulric lui subtilisa la relique, l'arrachant à sa corde effilochée.
Ulric l'avait senti dès qu'il avait posé les yeux sur la pierre : le mal, la mort, la désolation. Ses rainures lui avaient rappelé l'abîme dans lequel il était tombé lorsque Chanterre avait été ravagée. Le malaise l'étreignait, une envie de violence l'enveloppait. Il n'osait imaginer ce que ressentait la princesse en touchant cette abomination. Il fallait avoir une âme aussi mauvaise que son dieu pour pouvoir la supporter.
Il avait à peine jeté un œil à ses compatriotes. Il était fichu, il le savait. Il n'avait pas réagi à temps. Son maître d'armes lui avait pourtant toujours dit de ne jamais douter. « Lorsque l'on doute, on meurt ! Il faut agir vite, se fier à son instinct ! » C'est ce qu'Ulric fit en arrachant la pierre. Aussitôt, des souvenirs qu'il avait enfouis au plus profond de lui le frappèrent de plein fouet. Un goût de terre emplit sa bouche, l'odeur métallique du sang fouetta ses narines, les cris de sa mère et de sa sœur vrillèrent ses tympans. Et toujours, toujours les râles des brumeux, dont son père faisait partie.
Tombé à genoux, nauséeux, la relique en main, il lança un regard implorant à Maëve, alors que les ordres aboyés par son Éminence résonnaient dans le hall.
— Détruis... la, parvint-il à articuler.
Et au prix d'un terrible effort, il désigna l'arme serpentine du menton. Quoi de mieux qu'une relique pour en détruire une autre ?
Les larmes perlèrent aux coins des yeux de Maëve. Pourtant, elle ne pouvait pas abandonner. Rassurée, elle comprit qu'Ulric ne l'abandonnait pas non plus, lorsqu'il brandit la relique.
Il a de l'idée.
Tu crois pouvoir le détruire ?
Les serpents ondulaient contre sa paume, prêts à attaquer. Vipère avait récupéré tous ses moyens, une fois débarrassée de la présence d'Uruk.
Je vais l'anéantir une bonne fois pour toutes, siffla-t-elle.
Ulric lâcha le pendentif sur le sol ; Maëve serra la rapière à deux mains avant de l'abattre sur la relique maléfique dans un cri de rage. Un hurlement strident y fit écho : la reine, ou le cardinal. Ou peut-être la pierre elle-même lorsqu'elle vola en mille morceaux. Des ombres s'évaporèrent de ses résidus, tourbillonnèrent autour des soldats avant d'imprégner leurs peaux. Les derniers souvenirs d'Uruk s'infiltrèrent sous le crâne de Maëve, à l'instar de toutes les personnes présentes. De ses conquêtes à son bannissement. De son pacte avec la reine et le cardinal, de la puissance de la Brume et de sa renaissance. Puis de sa fin.
Ulric s'était redressé. Il s'était positionné devant Maëve, telle la Rapière d'Argent qu'il était. La reine s'était évanouie. Eudes de Beaucourt jurait qu'il s'agissait d'une hérésie provoquée par Corneille. Mais les gardes royaux pointaient déjà leurs armes vers l'Éminence déchue.
Maëve sourit. Triomphante, elle arracha son masque et se redressa. Son cœur battait à tout rompre, une joie brûlante irradiait dans ses membres.
— Votre trahison s'achève ici, clama-t-elle.
De faibles applaudissements ponctuèrent son affirmation. La princesse releva la tête. À la balustrade, Sa Majesté Sylvain d'Aigremont les observait d'un air satisfait. Bien sûr que tu savais.