Premier prix du concours 2023-2024
Maeva Rabillard
Il existait une île, qu'on appelait Grenat, où on faisait bouillir l'huile, les os et le sang des renégats. La seule parole qui faisait loi était celle du pouvoir : le plus terrible sera Roi.
Une nuit par décennie était consacrée à la chasse au Trône : quiconque tuait la royauté d'un simple coup d'épée pourrait d'elle-même accéder au siège si convoité. Chacune des quatre grandes familles de Grenat affûtait ses lames en prévision de la traque nocturne.
Elle s'appelait la Nuit des Rois.
Gabrielle bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Elle avait travaillé dur pour rejoindre la Garde Royale, s’était imposée un entraînement drastique, mais personne ne l’avait prévenue qu’elle devrait écouter de l'opéra allemand.
Assise en plein milieu de l'orchestre, la jeune fille tira sur son corset en faisant la moue. Il faisait chaud, elle était engoncée dans une toilette chargée et ne comprenait vraiment pas ce qu’il y avait de beau à regarder s'égosiller des hommes en collants. C'était la nuit la plus dangereuse de l'année, pourtant l’opéra était complet. Quoi de plus divertissant que d’assister à une mise à mort ?
Le public avait été fouillé dès l'arrivée, délesté de fleurets, épées et poignards qui formaient un tas dissuasif devant l'escalier principal. La Garde s'étalait sur tous les étages, des dizaines d'armures blanches éloignant les curieux qui se penchaient sur les balcons afin d'être au plus près d'un possible assassinat.
La Reine ne semblait pas concernée, elle ronflait déjà depuis plus d’une heure, le visage dissimulé par un éventail ivoire, le corps flasque, ses bijoux miroitant doucement à la lumière des chandeliers.
« Et c'est normal, car sa meilleure protection, c'est moi », songea la jeune fille. Elle vérifia d'un geste lent les couteaux planqués contre ses cuisses. Il était impossible d'arrêter à temps toutes les tentatives d'assassinat pendant la Nuit des Rois, le meilleur moyen de survivre était d’affronter la menace avec panache.
Cela faisait déjà deux heures que ces guignols de sopranos étaient montés sur scène, le signal allait arriver d’un instant à l’autre. Gabi roula ses épaules contre le siège en velours pour évacuer la fatigue, notant que ses doigts laissaient une légère trace humide sur le tissu. Elle l'essuya rapidement. Un léger courant d’air lui chatouilla la nuque, Gabrielle sourit en découvrant une plume blanche passer devant ses yeux. La plume continua de pirouetter, flottant paresseusement au niveau des mollets des spectateurs et se posa contre un rideau rouge en bord de scène. Gabrielle regarda avec intérêt les candélabres disposés juste à côté : deux bougies s'éteignirent.
Elle se leva doucement, s'extirpa de sa rangée en s'excusant platement et se dirigea vers le fond de la salle, prenant la porte de sortie la plus proche.
En avançant dans le couloir, Gabrielle remarquait d’autres plumes blanches, invitant la jeune fille à suivre la direction proposée par le courant d’air. Nullement surprise, elle le suivit à travers les étages. Quelques gardes anxieux la reconnurent mais la laissèrent passer. Les plumes virevoltaient doucement, la menant directement face à l'échelle de secours pour monter sur le toit de l'édifice.
Arrivée en haut, Gabrielle respira une bouffée d’air frais et jeta un coup d'œil rapide à la ronde pour trouver sa casaque galonnée d'argent. Elle se débarrassa avec plaisir de sa robe imposante.
— Vous avez toujours su vous mettre en scène ma Dame, mais cela relève ce soir du spectaculaire. Je vous parle en effet d'une vraie attitude, murmura la jeune fille.
Face à elle, magnifiée d'une robe d'un blanc éclatant, entourée dans un tourbillon de plumes blanches se tenait la Reine actuelle, Alizée de Grenat.
Elle se tenait au bord de l'édifice, les sens en alerte, se préparant pour la nuit la plus sanglante de son règne.
— J'ai décidé d'être admirable répondit la Reine en se retournant vers Gabrielle, en tout et pour tout. Cela les terrorise encore plus. Comment se déroule le plan ?
— Les Gardes ont fermés les sorties de secours, répondit Gabrielle. Personne ne peut plus entrer ou sortir du bâtiment. La jeune fille réprima un frisson. La seule échappatoire est le toit, et nous le contrôlons.
La Reine hocha la tête et reprit la surveillance du reste de la ville.
La famille de l'Air avait jalousé la couronne de Grenat pendant un siècle, et c’était depuis peu qu’elle la portait fière comme Artaban. Avec eux, la royauté était devenue experte dans l'art de l'esbroufe, de la dissimulation et des faux-semblants.
Cette Nuit ne dérogerait pas à la règle. Il s'agissait peut-être d'une traque, mais l'on se méprenait souvent sur qui était l’archer et qui était la proie. La mission de Gabrielle était simple. Vérifier que tout le monde ait les yeux rivés sur la fausse reine, afin de protéger la vraie jusqu’au matin, coûte que coûte.
Cette dernière plissa les yeux devant la robe de Gabrielle jetée à la va-vite et d'un geste vif de la main, la Reine envoya un flot d’air vers les vêtements posés par terre, qui se plièrent dans un coin. Son fleuret traversa le toit tranquillement et vint se poser contre sa hanche.
— Il n'y aura pas de damoiselles en détresse ce soir, s'amusa la Reine, mais seulement des aigles en colère.
Elles échangèrent un sourire.
Gabrielle n'aimait pas spécialement tuer, mais elle aimait être du côté des gagnants. Née sans pouvoir, il lui avait fallu vite faire un choix : quatre familles régnaient sur Grenat, à elle de décider chez qui se prosterner en espérant vivre assez longtemps pour accéder au palais. Et si possible y rester. La cour de l'Air était délicate, rusée et sans pitié. Cette liberté d'esprit avait fini de convaincre l'orpheline.
Gabrielle s'était présentée un matin, à l'aube, avec pour seul bagage ses huit ans, un pagne sale et sa volonté féroce de survivre. Ils étaient une dizaine d'enfants à attendre devant les portes de la citadelle. Délicate construction ornée de colonnes d'air tourbillonnant, ils souhaitaient un nouveau destin, un futur impossible.
Ils furent reçus par des rapaces casqués qui les emmenèrent au plus haut d'une plateforme en verre, au ras des nuages, transformée en arène éphémère. Au centre se trouvait une hache et des boucliers fatigués, quelques épées couvertes de rouille. L'arène était entourée de spectateurs attentifs, suspendus par magie sur des coussins de cumulus, prenant des paris et buvant des coupes de vin.
Au gong, Gabrielle ne perdit pas une seconde. Elle courut de toutes ses forces pour prendre la hache, jeta un coup de pied aux épées qui tombèrent dans le vide et arracha la tête de tous ses petits concurrents.
Le vent tomba. Le silence fut total. La petite fille lâcha son arme et retint ses larmes. Un adulte gracile, le front encadré d’une couronne opaline se posta face à elle et posa ses mains sur ses épaules encore tachées de sang. Elle vit son sourire, malicieux et terrible à la fois.
— Mon peuple, commença le Grand Intendant d’une voix grave, nous venons d’assister à quelque chose de spectaculaire.
Il resserra sa prise sur Gabrielle.
— Il s’agit là de la naissance d’un petit aiglon ! Accueillons comme il se doit le nouveau membre de notre famille !
Tous se levèrent comme une seule tempête, criant un chant de victoire face à ce minuscule oisillon de huit printemps.
— Tu seras dévouée à ma fille, promit l’homme à la couronne ivoire, désormais, tu vivras pour protéger la vie de ma brise préférée.
Et c’est ainsi que Gabrielle jura de protéger la princesse Alizée. Depuis, elle vivait au service de la cour des Nuages, un peuple fier, doté d’un esprit acéré. À Grenat, les complots apparaissaient comme des mouches sur un fruit trop mûr, chaque cour accusant une autre de terribles desseins. Elle avait fait ses débuts en repérant les menteurs dans les audiences officielles, suivait des domestiques malhonnêtes et s’était occupée de déjouer son premier complot lors d’une sombre affaire de marmelade disparue en cuisine.
La cour de L’Air avait, par un historique millénaire, une alliance avec celle de l’Eau. Il n’était pas rare de les voir rassembler leurs forces, contrôlant les marées et les tornades, afin d’assurer la survie de leurs peuples, mise régulièrement à mal par des attaques quotidiennes des cours adverses qu’étaient celles de la Terre et du Feu. Cette amitié devenait fragile à chaque fin de cycle, les familles se retranchant doucement derrière leurs murailles respectives afin de se préparer à la prochaine Nuit qui feraient d’eux les futurs rois.
Pendant ce temps, sereine car sans pouvoir, Gabrielle s'entraînait. Dans la cour, sur les murailles ou par grand vent. Souvent la jeune aigle était rejointe par la princesse, entourée de ses inséparables plumes blanches volant autour d’elle, qui regardait l’entraînement d’un regard joyeux.
— Parade de septime... riposte... enveloppement de quarte... battement sur le bras, Prise de fer en changeant de main... désarmement... au front ! chantait Gabrielle.
Elle touchait du doigt le haut du nez de la princesse, mimant une attaque éclair.
— Évidemment, mais au front, ça ne peut pas rentrer ! riposta Alizée.
— Si ! Mais c’est une botte secrète, je ne peux te la dévoiler maintenant répondit gravement Gabrielle.
Des éclaboussures des fontaines en été aux feux de cheminées, les saisons passaient agréablement. Pendant que Gabrielle tenait les mousquets, Alizée jouait avec ses courants d’air. Alors que Gabrielle escaladait les cordes, Alizée voletait à quelques centimètres au-dessus du sol en riant aux éclats. L’une tapait dans des mannequins en bois, l’autre faisait tourbillonner du gravier. Les deux gamines couraient dans les escaliers, surfaient sur les bourrasques et grandissaient plus vite qu’il ne passe d’eau sous un pont.
À chaque fois que Gabi croisait le Grand Intendant, son cœur se serrait de fierté. Elle avait été choisie pour voler parmi les aigles.
Lorsqu’un commandant de l’armée de l’Air tua le Roi lors de la dernière Nuit, un vieux Terrien ventripotent, c’est toute la cour des Nuages qui hurla la victoire. Le Grand Intendant devint Roi. Dans une grande joie délirante et collective, ils prirent possession du palais de Grenat, tuant les anciens courtisans de la Terre et tous ceux qui se trouvaient là. Les os et le sang furent brûlés pour honorer la tradition, les autres familles prêtèrent allégeance pour célébrer le culte de l’Air et Gabrielle passa neuf ans de sa vie dans le luxe le plus improbable qu’on puisse imaginer.
Le nouveau Roi s’occupa de briser les anciennes alliances, d’assommer de taxes les territoires à mater tout en organisant fastes réceptions et somptueux ballets. La vie était belle sous le culte de l’Air. Légère, frivole, les ciels remplis de libellules et de cerfs-volants.
Néanmoins, les complots reprirent à la dixième année. Le fils aîné du Roi fut jeté par-dessus une balustrade du palais. Gabrielle apprit à se servir d’une arbalète, Alizée jura de ne plus jamais approcher des fenêtres de la demeure.
On trouva la Reine-Mère étouffée dans de l'engrais aux premiers jours du printemps. Les fleurs furent interdites au palais. Gabrielle se perfectionna au lancer de poignard. Alizée fut condamnée dans les appartements royaux. Elle devenait deuxième dans l’ordre de succession. Il fallait désormais la vouvoyer sans la regarder de face.
Pendant l'été, le deuxième fils périt dans un incendie. On interdit les feux d’artifices et barbecues. Gabrielle étudia l'art du combat au corps à corps pendant qu’Alizée se retranchait dans un silence mutique, forcée d'être accompagnée à chacun de ses pas par une dizaine d'hommes armés.
À l'automne, on assassina le Roi. Il fut retrouvé noyé dans sa baignoire, le visage gonflé et les poumons gorgés de sang. Il fut décidé que Gabrielle emménagerait sans attendre dans la suite royale. De la cour des Nuages fiers et délicats ne subsistait qu'Alizée, dernier souffle de la couronne, dernier petit aquilon peu entraîné pour survivre à l’hiver approchant. Il ne restait de la jeune fille espiègle qu’une coquille remplie de haine, de convenance et d’étiquettes.
Et c’est ainsi que les deux orphelines se retrouvaient en pleine nuit d’hiver, glacées jusqu’à la moelle, en haut d’un piédestal maudit en attendant que la Nuit la plus longue s’achève.
— C’était peut-être une idée stupide, soupira la Reine.
— Très stupide. Mais c’est la seule qu'on ait, répondit Gabrielle.
Alizée la regarda avec humeur, avant d’éclater d’un rire cristallin.
— Je vous jetterais bien mon gant mais il fait trop froid.
Une détonation retentit, suivie d'un hurlement. L’entrée principale venait d’exploser, condamnant une majeure partie du public sous les débris. La fausse Reine devait être morte à présent. Comme une fourmilière, la masse d'humains sortait par devant, par derrière, humant l'air pour détecter sa proie.
Alizée de Grenat respira froidement, les mains levées devant la poitrine en contrôlant une bourrasque glacée. Elle la jeta par-dessus le toit et le puissant torrent chargé de neige toucha de plein fouet des personnes sur le parvis, les asphyxiant sur le champ.
Un grondement montait des étages. Sourd, brut, inarrêtable.
— Ma Dame, il ne nous reste que quelques minutes, estima Gabrielle. Si vous souhaitez changer d’avis, je ne vous le reprocherai pas.
La Reine salua d’un signe de tête sa gardienne en se postant sur la façade sud, devant la foule qui braillait des insultes invraisemblables.
— On n’abdique pas l’honneur d’être une cible, énonça la Reine. Je survivrai à cette décennie en leur bottant les fesses.
Gabrielle pouffa.
— Vous ne pouvez pas toujours citer Cyrano pour vous tirer d’affaire, mais qu’il en soit ainsi.
Et la bataille commença. Les tueurs-de-Roi se bousculaient pour accéder à l'échelle, ce qui faisait les affaires de Gabrielle : garder son cercle le plus grand possible afin de faire mouche le plus longtemps. Alizée était protégée par l’architecture du bâtiment. Tant que Gabrielle contenait les adversaires, la Reine ne risquait rien.
Ce qui était absurde avec les règles de Grenat en vigueur, c'est qu'aucune famille ne pouvait tuer avec sa magie pendant la Nuit des Rois. Il fallait une lame. Une vraie. Et il y en avait désormais des dizaines face à elles.
D'un bond avant, Gabrielle toucha le premier ennemi dans le ventre, son fleuret ressortant taché de sang. Elle pivota sur la droite afin d'esquiver une seconde lame, plongea au sol et sectionna les tendons du genou qui se trouvait devant elle. Au cri, elle jugea que cet adversaire n'était plus un problème. Les coups pleuvaient mais la jeune fille ne faiblissait pas. Elle enchaînait les ruptures et les accélérations brusques, son épée devant elle comme le prolongement de son bras. Elle était brute, elle était air, et elle adorait ça.
Un homme apparut devant elle, le visage rougeaud et les yeux fous. Sa main qui tenait son poignard était couverte de flammes bleues. Il ouvrit la bouche pour menacer mais Gabrielle fut plus rapide : d'une ballestra elle était sur lui et lui lacéra le torse en quelques secondes. L'homme, les yeux écarquillés de surprise, tomba sans grâce sur le sol. Deux nouveaux assaillants le remplacèrent, faisant trainer doucement leurs cimeterres sur le sol. Ils avaient la peau sur les os et s’approchaient dangereusement de Gabrielle, la prenant en tenaille.
— Nous allons te trancher les jambes… murmura l’un.
— Nous découperons ton torse…chuchota l’autre.
— J'en ai ma claque d'entendre les hommes parler, cracha la jeune femme. Battez-vous plutôt !
Sur ce, elle sauta sur le plus proche pour lui enfoncer la lame dans le ventre, pivota pour parer le coup de l’autre et lui assena un coup de tête. Elle se servit de son élan pour lui trancher la gorge et reçu une pluie de sang sur le visage. Elle cracha et s’essuya d’un revers de manche.
Gabrielle en profita pour se tourner vers Alizée. Celle-ci continuait de fabriquer des tourbillons qui maintenaient à distance ses assaillants. Elle remarqua qu’un des tueurs-de-Roi arrivait par l’arrière, la silhouette recourbée, le son de ses pas couvert par le bruit du vent. Sans attendre, elle attrapa l’un des poignards de ses cuisses et le lança de toutes ses forces. Le projectile passa à droite de la tête de la Reine, qui leva un sourcil interrogateur pendant qu’il allait se ficher en plein front, arrêtant d’un coup net la menace.
Elle se jeta sur un des assaillants qui montait l'échelle pour faire tomber les autres, fit rouler des cadavres pour boucher l'ouverture et calcula rapidement la situation.
Depuis le début de l’attaque, elles n’avaient reçu aucun renfort, avaient perdu en périmètre sécurisé et se retrouvaient désespérément seules. Il était certain que la cour de l’Eau était derrière l’assassinat du Roi, leur seul allié était désormais le temps, des heures à gratter avant l’arrivée des premières lueurs de l’aube.
La Garde de la Reine était dépassée voir déjà assassinée – c'était prévisible –, il suffisait de jeter un coup d’œil par-dessus les parapets pour apercevoir la foule hargneuse, qui attendait en bas, rageant de l'impossibilité de les rejoindre. Les seuls fous qui essayaient d'escalader le bâtiment étaient cueillis par les bourrasques glacées d’Alizée, qui les projetaient contre le sol d'une façon peu admirable.
Mais elles ne tiendraient pas la nuit. Il fallait un plan.
— Il nous faut faire escampe ! cria Gabi, nous devons prendre les souterrains !
Elle en profita pour esquiver la lame d’un nouvel arrivant, lui planta son épée dans les fesses et le poussa par-dessus bord.
— Et comment ? riposta la Reine, toutes les entrées sont condamnées et je ne pourrai pas nous emmener par les airs !
Son pouvoir faiblissait, ses mains projetaient des flux d’airs de plus en plus minimes.
Gabrielle grimpa sur l’une des statues ornant la flèche du bâtiment afin d’avoir une vue globale. Ce n’était pas réjouissant. L'opéra était cerné, des murs de feu bloquaient le quart ouest alors que des lianes monstrueuses commençaient à grimper sur le toit. La jeune femme jura. Elle se retourna et plongea son regard en plein milieu de la construction. Elle sourit. Soigneusement cachée derrière des échafaudages se trouvait une des verrières de l'opéra, où mille et un morceaux de verre servaient de plafond transparent. Elle bondit vers la Reine pour lui prendre la main et elles se mirent à courir afin d’échapper aux tueurs-de-Roi qui commençaient à arriver par la trappe.
— J’ai une idée mais vous n’allez pas aimer, allez à pleines voiles et sautez !
Joignant le geste à la parole, Gabrielle s'élança dans les airs en tirant la Reine avec elle, les deux jeunes femmes se précipitèrent contre les cristaux en criant. Sous leurs poids, la verrière se brisa et elles tombèrent de plusieurs étages. Le choc fut violent, Gabrielle se réceptionna avec une roulade peu flatteuse et Alizée s’écroula sans charme.
Déjà les poursuivants accouraient, marée humaine armée de lames qui visaient tous la même cible. Gabrielle releva Alizée par le bras et elles commencèrent à trotter vers l’entrée principale, protégées par de timides tourbillons d’air et par le fleuret fatigué de Gabi. Les jeunes femmes espéraient contourner le plus gros de la foule en descendant dans les sous-sols de l’édifice, cependant la bombe avait bien effectué son travail : elles arrivèrent face à un cul-de-sac. Désormais d’énormes blocs de marbres et de ciment leur faisaient face, les seules fenêtres disponibles se trouvant tout en haut de la façade. Elles tournèrent frénétiquement sur elles-mêmes, cherchant une inaccessible issue. Il leur restait quelques instants avant que les tueurs les rejoignent.
— Nous devons escalader les blocs cria Alizée, je refuse de mourir comme un rat !
Elle souleva sa robe et commença l’ascension précaire. À peine le premier bloc franchi, elle tomba à la renverse. Furieuse, elle pesta contre elle-même et recommença. Quelques mètres supplémentaires et Alizée tomba de nouveau. C’était comme assister à l’éclosion d’un nouveau Sisyphe et Gabrielle la regardait, les yeux gonflés de larmes, le cœur empli de fierté, mais aussi d’un petit quelque chose d’autre.
« C’était donc cela se battre pour plus grand que soi, pensa la jeune femme. La mort vient en amie lorsqu’on perd la vie pour une cause noble ».
Parce qu’elle avait juré. Elle avait juré il y a douze ans. C’était ce soir que sa promesse prenait tout son sens.
Alizée se retourna, pressentant un changement de vent dans les projets initiaux. Ses yeux glissèrent de la paroi pour trouver le visage de sa partenaire.
— Gabi… ! glapit-elle. Il en est hors de question, je vous l’interdis ! Venez, grimpez avec moi, nous ne sommes qu’à quelques heures de notre salut, grimpez !
Mais Gabrielle avait prêté serment. Sans écouter la Reine qui continuait de supplier, elle se débarrassa de sa cape aux galons d’argent et sortit son fleuret. Elle se campa sur ses appuis et attendit les premiers combattants.
« Quelle idée de se battre pour du pouvoir, quelles vies gâchées pour pouvoir boire dans des coupes en argent », songea-t-elle.
Les lames arrivèrent, hommes et femmes de toutes maisons, resserrant le cercle entre les jeunes filles et l'éboulis de blocs. Gabrielle regarda une dernière fois sa Reine, Alizée de la Cour d’Air, qui essayait désespérément de continuer son ascension. Ses pieds frottaient contre la pierre, se hissant doucement vers la toute dernière sortie du bâtiment. Gabrielle souffla et resserra sa prise sur épée.
— Que je trépasse si je faiblis ! hurla-t-elle et elle se jeta dans la mêlée.
Elle tranchait, coupait, sectionnait, tout n'était que corps, liquide et lame d’argent.
Elle était inondée de partout, cependant elle ne mourrait pas. Cette réflexion lui fit lever la tête. La foule l’ignorait pour se concentrer sur l’éboulement. Évidemment, ils allaient faire tomber la Reine et l’achever. Gabrielle se maudit de ne pas y avoir pensé plus tôt, se dégagea en criant et fonça vers Alizée, la lame pointée vers le ciel. La foule beuglait, exigeait la mort de la dernière pièce de la royauté.
Tout se passa trop vite. La Reine, victime de nombreux projectiles, manqua sa dernière prise et tomba. Gabrielle s’époumonait à se casser la voix, elle poussa les dernières canailles avec son épée pour arriver au plus proche du combat. Le cercle impossible à franchir il y a un instant disparut sous ses yeux et elle bondit le plus loin qu’elle put. Gabrielle tendit les bras pour attraper in extremis Alizée, priant pour la protéger d’une chute mortelle. Elle ferma les yeux. Un sifflement terrifiant fendit l’air et un craquement lui répondit.
Gabrielle avait de fait attrapé la Reine de Grenat avec ses bras. Mais dans la précipitation une seule erreur : sa lame n'était pas baissée. Elle bandait, fière et provocatrice, en plein torse d’Alizée, crevant sa robe d’un rouge carmin, exposant ses côtes blanches et son regard ahuri. La couronne tomba par terre. Gabrielle hurla.
Un long cri, une longue plainte qui déchira la nuit. Gabrielle était agitée de soubresauts, tenant le corps sans vie de la Reine, se balançant sans rythme et balbutiant des promesses tardives. Elle l’appelait, répétant son nom comme on répète une prière, comme un talisman face à une obscurité grandissante. Il n’y avait plus un souffle d’air autour d’elles. La dernière des brises était tombée. Quelques plumes s’accrochaient par terre, sans vie aucune.
Au bout d’un long moment, Gabrielle dût se rendre à la terrible évidence qui se trouvait face à elle. Alizée de Grenat était morte, ses longs cheveux désormais écarlates lui barrant le visage. Gabrielle ferma les paupières de la Reine déchue d’une main, et se rapprocha de son oreille.
« Mon cœur ne vous quittera jamais une seconde. Et je suis et serai jusque dans l’autre monde celle qui vous aimera sans mesure », chuchota-t-elle.
Elle répéta cette litanie jusqu’à ce qu’une femme s’approche d’elle pour lui enlever doucement le corps sans vie des mains, la forçant à regarder derrière elle.
Comme un ultime affront, l’aube se pointait, colorant les murs de corail, de rose et de safran.
Gabrielle se releva avec peine et observa la foule. Elle écarquilla les yeux de surprise. C’était impossible. Ils étaient tellement nombreux. Ils avaient laissé tomber les armes. Tous dans la même position de soumission. Eau, terre, air, feu, tous étaient agenouillés, plus d’une centaine de corps touchant le sol, se prosternant devant la nouvelle Reine des Sans-Pouvoirs, victorieuse de la Nuit des Rois.