Prix auteur de moins de 18 ans
Chaima Boukoura
Le soleil brillait de mille feux. Ses rayons battaient les terres isolées qui constituaient le domaine des Mousquetaires. Au loin, le scintillement rassurant du phare de la ville, à plusieurs kilomètres de là, s’efforçait de rester le personnage principal de ce décor souvent lugubre.
Mais aujourd’hui, ses efforts devaient se révéler vains. Les sorciers avaient fait grève. En même temps, on les « exploitait sans relâche », comme l’avait précisé le président du syndicat des magiciens de France. Le rapport qu’il avait envoyé par mail au Grand Cardinal estimait qu’ils méritaient de prendre une pause. Et puis quoi encore ? Ils avaient déjà plusieurs semaines de congé, ils s’occupaient du dôme protecteur à tour de rôle.
Le Grand Cardinal disait que c’était une excellente occasion de s’habituer aux climats arides.
— Quelle dame voudrait d’un paresseux comme compagnon ? Hein ?
Personne n’avait daigné répondre.
James se trouvait alors en cette matinée d’été sous la chaleur brûlante du soleil. S’il n’avait pas été lucide, il aurait juré qu’on était en train de cuire un œuf sur chacun de ses bras. Les novices récemment enrôlés s’écroulaient les uns après les autres sur le sol, le regard vitreux. Les paris s’envolaient : c’était à qui resterait le plus longtemps dehors.
Leur Cardinal, lui, était assis dans sur un trône fait sur mesure et importé d’Angleterre, le pays natal de James. De temps à autre, il jetait de lourds regards à ses subalternes pour les convaincre qu’il était bien en train de les entraîner, et pas en train de jouer sur sa Play.
James faillit gagner le dernier tour. Mais la baronne de Princeton le battit à plate couture.
Le soir vint presque avec douceur, si l’on ne comptait pas les vents violents qui auraient bien pu renverser les clôtures si elles n’avaient pas été faites en bois infernal, que l’on trouvait exclusivement dans les enfers et qui était insensible aux flammes, aux explosions, et aux tsunamis.
James était assis à la table des apprentis masculins. En face, à la table des camarades féminins, la baronne lui adressa un sourire radieux, mais pas complice. Il signifiait plutôt : « la prochaine fois, je ne te laisserai pas t’en tirer aussi facilement ».
Ses collègues à ses côtés reprirent alors leurs plaisanteries au sujet de ses compétences en escrime. Il savait parfaitement qu’il aurait dû les ignorer, mais cela lui était difficile. Il s’entraînait ici depuis ses treize ans et en avait déjà vingt-cinq. Il avait été parmi les seuls Anglais de sa promotion.
Tous les dix ans environ, de nouvelles recrues étaient choisies par les Grands sorciers, chargés de désigner les « héritiers de la cape ». Les heureux élus venaient alors vivre au château pour s’entraîner, loin de leurs proches qu’ils revoyaient une fois par an.
— Tu sais, James, lui répétait souvent son père lorsqu’il était plus jeune, les mousquetaires ne sont plus ce qu’ils sont.
Mais James ne regrettait pas son choix. Il aimait sentir le parfum du jardin de roses lorsqu’il s’isolait dans l’arrière-cour, lire ses vieux romans assis devant le feu du Grand salon, et s’entraîner avec ses camarades.
La perspective de devenir un jour mousquetaire lui permettait de continuer à se lever tous les jours à trois heures du matin pour commencer l’entraînement seul, et à rester un certain temps sous le soleil pour s’améliorer.
Le flux continu de ses pensées fut soudainement interrompu par une tarte au citron qui vint s’écraser sur son visage.
Les rires fusèrent dans la salle. James essuya délicatement la crème qui recouvrait ses yeux, sa bouche et son nez avec une serviette en papier.
Il pouvait désormais voir qui était l’auteur des faits. Le marquis de Munich lui adressait un sourire carnassier, trahissant son plaisir de l’avoir humilié.
Depuis qu’ils avaient franchi ensemble pour la première fois la porte du Grand domaine, les deux jeunes hommes se haïssaient, d’abord parce que le marquis avait insulté les origines bourgeoises de James, et ensuite à cause des relations troubles entre leurs deux familles. En effet, les Maire, celle de l’apprenti anglais, était devenue très riche grâce à l’importation de divers produits étrangers. Ils avaient dominé plusieurs marchés essentiels, dont celui de Munich. Les marquis n’avaient pas bien pris la nouvelle et avaient ruiné les Maire.
Reinhold, car tel était le nom du marquis, bondit de sa chaise. Il s’éloigna de quelques mètres de la table avant de s’élancer et de réaliser un magnifique salto avant qui le fit atterrir sur le long meuble d’époque.
Les cris retentirent dans la Grande salle.
— Un sens du spectacle unique, pas vrai, Reinhold ? demanda James à son rival en sautant sur la table à son tour.
Les deux adversaires se toisèrent. Le silence régnait sur la salle. Le Cardinal, qui dînait au fond de la pièce, fixait intensément les jeunes hommes, et des professeurs s’étaient levés pour les arrêter si la situation dégénérait.
Le marquis courrut vers James aussi vite qu’un loup arc-en-ciel se précipitait sur sa proie. Le jeune Anglais ne bougea pas.
À l’instant où il tendait sa botte en arrière pour devancer l’attaque, les portes s’ouvrirent brusquement et le son superbe de trompettes retentit. Les trompettes royales.
Reinhold, lui, avait été immobilisé en plein vol. Un doux halo bleu aux reflets indigo l’entourait, telle de l’eau en suspension.
Cela ne pouvait indiquer qu’une seule chose.
Don Caramel, le messager, apparut dans l’entrebâillement de la double-porte en or de la Grande salle, criant dans son étroit micro les noms des invités, bien que tout le monde se levait déjà pour les accueillir. James descendit de la table et se dépêcha de se positionner aux côtés de ses camarades.
Les portes s’ouvrirent à la volée et une lumière inonda la pièce. Les apprentis se couvrirent leurs yeux de leur bras, aveuglés par la source presque solaire.
Une dizaine de personnages pénétrèrent la Grande salle, se dirigeant droit vers la table des professeurs. Leur démarche était empreinte d’une délicatesse féérique, et on aurait même dit que des oiseaux chantaient lorsque leurs talons foulèrent la moquette.
James devina de la sorcellerie derrière cette perfection, ce qui ne l’empêcha pas de suivre du regard le roi, qui ouvrait la marche avec la reine, tandis que le prince et sa fiancée la fermaient aux côtés de gardes du corps à la corpulence de géants et du sorcier qui avait immobilisé Reinhold. Le jeune homme était toujours suspendu. Mais la dernière chose qu’il souhaitait était qu’on le libère. La perspective de s’écrouler sur la table ne le séduisait point ; personne n’aurait voulu s’écraser sur un mélange de porridge, de jus, et de viande, sauf un ogre.
Les membres de la famille royale s’assirent un à un sur des trônes en or que des centaures venaient juste de poser derrière la table des professeurs, et fixèrent les apprentis mousquetaires. C’était le signal.
Ils se levèrent d’un seul mouvement. Mais au moment où James s’apprêtait à clamer avec les autres la formule de bienvenue des mousquetaires, il s’arrêta net. La fiancée du prince héritier le fixait, le sourire aux lèvres.
C’était Immelda. Son amie d’enfance.
Ses grands yeux bleus démontraient son bonheur à la vue de son ami, mais aussi une gêne qu’elle ne put cacher. Elle portait une magnifique robe en soie rose assortie à des gants fins qui masquaient ses mains. Son visage, d’un blanc de neige, semblait renvoyer la lumière du lustre au-dessus de leurs têtes.
Ses lèvres d’un rouge sang et ses cheveux noir corbeau suffisaient à la démarquer de toutes les femmes qui se trouvaient dans la pièce. Certains apprentis ne purent s’empêcher de la fixer, hypnotisés par son charme.
James esquissa un sourire lorsque les souvenirs de leurs innombrables courses et jeux lui revinrent en mémoire. Il avait tant vécu avec l’héritière de Blanche-neige. Mais ils avaient bien été obligés de se séparer lorsque le jeune Anglais avait été désigné pour débuter son entraînement de mousquetaire. Immelda l’avait soutenue jusqu’au bout, insistant même pour lui rendre visite le jour de son départ alors qu’il le lui avait déconseillé.
On lui avait appris plus tard que la destinée de sa meilleure amie l’avait rattrapée. Après la mort de son père, un ami de longue date du père de James, on l’avait emmenée en Allemagne où elle dut s’occuper d’une archiduchesse au cœur de pierre. Et il semblait que son prince adoré était venu à sa rescousse, ce qui expliquait la visite surprise du roi.
Un court discours fut prononcé par le Cardinal. Puis, le repas reprit, sans discontinuer par la magie des quelques sorciers qui étaient restés travailler.
Le dîner terminé, on renvoya les mousquetaires. Le Cardinal emmena la famille royale au salon.
« Mauvaise idée » se dit James. « Le salon possède une grande fenêtre par laquelle un sniper elfe pourrait facilement attaquer le roi ».
Lorsqu’il s’allongea enfin dans son lit, il était minuit passé.
Pour s’endormir, il ferma les yeux et écouta avec attention le chant diabolique du diffuseur de bruits sauvages de la chambre. Chaque nuit, lorsqu’il détectait la présence de l’apprenti, l’appareil commençait à émettre de terribles sons inspirés des rugissements des lions pour l’habituer à les supporter dans les milieux hostiles.
James avait eu beaucoup de mal à s’acclimater à cette pollution sonore.
Heureusement, ses paupières étaient de plus en plus lourdes. Avant de sombrer dans un profond sommeil, il repensa à Immelda, mais ce rapide souvenir ne lui inspira que de la tristesse.
Dans ce monde, tout était régi par les lois de l’Histoire. Rien ni personne ne pouvait se soustraire à la destinée qu’on lui avait attribuée. Chacun devait se résoudre à l’accepter et s’y adapter. James avait eu la chance de devenir un apprenti mousquetaire, comme il le souhaitait, mais d’autres n’avaient pas pu réaliser leurs rêves. Immelda elle-même lui avait à de nombreuses reprises assuré qu’elle espérait ne pas être la prochaine Blanche-neige, et que l’une de ses cousines qui en rêvaient tant serait désignée.
C’est ainsi que les habitants de la Terre vivaient, obligés de jouer un rôle imposé par la société.
Mais du moment qu’ils étaient utiles aux autres, ce n’était pas si grave que cela… si ?
Le sommeil finit par le gagner, et James Maire tomba dans les bras de Morphée.
*
Des mois passèrent. Et le Grand jour était enfin venu.
James allait enfin passer l’Ultime examen.
Celui-ci consistait en une série d’épreuves qui obligeaient chaque candidat à faire face à ses peurs grâce à la magie des sorciers, revenus suite à une longue négociation de leur salaire.
Il se trouvait donc, avec ses camarades de promotion, dans l’arrière-cour du Grand château, devant ces mêmes mentors qui lui avaient souhaité la bienvenue au domaine douze ans plutôt, et le Grand Cardinal.
La fierté et la joie l’habitaient, ajoutées au stress ; s’il réussissait l’Ultime examen, il pourrait quitter le domaine des mousquetaires et rejoindre la ville en quête d’aventures et de gens à aider. Mais s’il échouait, il ne pourrait plus devenir un mousquetaire. Impensable, après avoir souffert de ses réveils à trois heures du matin toutes ces années, et du harcèlement dont il était l’objet.
Aussi, il ne pouvait décevoir sa famille. Il ne pouvait décevoir sa propre personne.
À sa droite, Reinhold semblait heureux. Il lui jeta un regard en biais. Un regard complice. Le premier qu’on lui avait adressé en plus de dix ans d’entraînement.
De l’autre côté de l’arrière-cour, il distinguait les silhouettes des apprenties féminins.
Les boucles dorées de Miranda, la baronne de Princeton, s’échappaient de son couvre-chef. Elle était belle, et James ne put s’empêcher de la regarder un instant en souriant.
Il lui avait avoué il y avait à peine deux semaines ses sentiments pour elle, conscient qu’il ne la reverrait sans doute jamais après l’examen. Il avait reçu en guise de réponse une gifle, suivie d’un timide baiser sur la joue.
S’il devenait mousquetaire, il espérait la revoir, ne serait-ce qu’en mission ou lors d’une soirée. Peut-être à ce moment-là pourraient-ils converser sérieusement, comme il en rêvait. Et peut-être qu’à eux deux, ils changeraient la face de ce monde fou qui détruisait les rêves de tous.
— Garde à vous ! scanda un militaire posté près du Grand Cardinal.
Ils obéirent tous sur-le-champ. L’Ultime examen allait commencer.
Un sorcier s’avança vers eux. Vêtu d’une cape noire qui lui arrivait jusqu’aux genoux, il leur lança un terrible regard qui aurait fait fuir n’importe quel individu non entraîné. Personne ne trembla.
Les yeux du magicien se transformèrent soudain. Ils devinrent rouges, remuèrent et tournoyèrent dans leurs orbites.
Le petit-déjeuner d’un apprenti s’étala sur le gazon, sous les regards accusateurs de certains camarades.
Le militaire le saisit par l’épaule. L’apprenti tenta de se défaire de l’emprise de l’homme et fut alors paralysé par un sortilège, de la bave coulant de ses lèvres entrouvertes. On le transporta à l’intérieur, et on ne le revit pas.
Tout à coup, un portail déchira le ciel au-dessus d’eux, avant de descendre en piqué vers eux. Sur les neuf apprentis restants, huit reculèrent pour éviter de se faire écraser par la masse magique rapide comme l’éclair. Le neuvième fut victime du portail. Son sang s’échappa doucement de son corps pour se répandre sur l’herbe.
Un autre apprenti fut surpris en train de trembler face à la dépouille de son camarade, un ami de longue date. Il accepta sans rechigner qu’on l’emmène.
Ce fut le Grand Cardinal qui brisa le silence gênant qui s’était installé.
— Bien. Entrez un par un dans le portail. Les épreuves seront rudes. Nous désirons donc, moi et mes camarades ici présents, souhaiter bonne chance à ceux qui le méritent.
« Nous le méritons tous » pensa James avec tristesse. « Nous le méritons tous, mais seuls les plus chanceux pourront devenir mousquetaires… ».
Le portail était un objet magique extraordinaire, qui analysait chaque élève lorsqu’il le pénétrait pour déceler ses défauts et qualités et ses plus grandes peurs, pour pouvoir adapter l’épreuve en fonction de ces paramètres.
Les camarades de l’apprenti anglais s’y engouffrèrent les uns après les autres. Derrière, un écran s’était matérialisé et affichait sept fenêtres, chacune représentant un apprenti.
Certains se battaient contre des démons, d’autres tentaient d’assassiner une sorcière. Reinhold, lui, se trouvait face à son père, sans arme.
L’héritier des Maire fut le dernier à traverser le portail. Où le mènerait-il ?
Lorsque le dernier pan de sa longue cape qui serpentait derrière lui fut enfin entré, le monde changea autour de lui.
Tout devint blanc. Aucun signe de vie dans les environs. Rien que d’immenses murs dont on ne voyait pas le bout.
James s’avança.
Il marcha des minutes durant, tout au long d’un couloir interminable. Autour de lui, ses souvenirs fusaient.
À sa droite, il se revoyait enfant, courant dans les hautes herbes autour du domaine des Maire.
À sa gauche, son adolescence, où ne perçaient que des souvenirs douloureux et effrayants, témoins de ses années de souffrance parmi ses camarades.
Il continua sa longue marche. Sa motivation se traduisait par des éclairs lumineux qui l’enlaçaient de leur douce lueur. Ses doutes et angoisses, quant à eux, avaient pris la forme de nuages gris qui tentaient de le noyer sous leur pluie torrentielle. Le jeune homme brandit son épée. Son arme lui permettrait amplement de les repousser.
Une heure passa. Il trouva enfin une impasse.
Le mur devant lui affichait le doux visage d’Immelda. Puis ses traits se tordirent, ses lèvres s’étirèrent, son nez se rallongea et ses sourcils se froncèrent. C’était la baronne de Princeton qui lui faisait face désormais, son regard sévère accélérant le rythme des battements de son cœur. Immelda reprenait ensuite sa place, avant d’être remplacée de nouveau par Miranda.
— Une énigme, conclut James à voix basse.
Mais quelle pouvait bien être la nature de cette énigme ? Et, surtout, comment pourrait-il la résoudre ?
Il regarda autour de lui. Le vide, rien que le vide. Il remarqua toutefois un détail qui lui glaça le sang : les murs s’étaient légèrement avancés dans sa direction.
« Une boîte… Je suis dans une immense boîte ».
James avait toujours été claustrophobe. Bien sûr, il s’était bien gardé de le dire à quiconque. Mais le portail sondait les âmes comme un mathématicien lisait des équations pour les résoudre. Les murs représentaient donc cette affreuse phobie qui le hantait.
Il fixa de nouveau l’impasse. Ces visages… Ils avaient forcément une signification.
James essaya de les toucher, sans résultat. Sa main ne faisait que les effleurer, un étrange halo électrique les protégeant de tout contact, ou presque.
Il tenta de parler avec son amie et sa camarade, en vain. À présent, les murs se coloraient peu à peu de noir. Il était en train d’échouer à l’examen, et cette conclusion le prit de court. La peur dévorait ses derniers éclairs de joie et d’espoir, et faisait croître les terribles nuages au-dessus de lui.
Il fit rapidement quelques exercices de respiration. Il ne devait pas renoncer.
Lentement, il approcha de nouveau le mur. Il observa encore les visages qui s’affichaient. Le rythme de leur succession était presque musical.
« De la musique ! »
Il commença à taper du pied en fonction des changements de visage. Le mur resta intact. Il essaya une seconde fois, cette fois en applaudissant et en bougeant la tête. L’obscurité reculait progressivement.
Il poursuivit donc sa danse. Le mur finit par s’écrouler devant lui, libérant ses souvenirs de jeune adulte qui jaillirent tels des débris issus d’une soudaine explosion.
James les saisissait dans leur chute libre, mais dut se résoudre à les abandonner à cause de leur poids. Il vit avec horreur ceux qu’il avait vécus après de la baronne s’évaporer dans un nuage de poussière d’étoiles grises. Leurs brefs échanges et leurs regards échangés s’effacèrent à jamais. Ses courses aux côtés d’Immelda et leurs conversations d’enfants subirent le même sort. Ils explosaient sous ses yeux, formant des flaques d’un liquide noir qu’il aurait juré être du sang de fée. Un terrible spectacle, sachant qu’elle était une hybride née du mariage d’un humain et d’une femelle féérique.
« C’est donc ainsi qu’ils s’y prennent pour qu’on ne se rappelle pas de celles qu’on a aimé, pour qu’on puisse uniquement se concentrer sur nos prochaines missions », pensa James avec horreur.
S’il réussissait l’examen, il ne se souviendrait donc plus de la baronne de Princeton ou même de la princesse. Devenir mousquetaire valait-il vraiment tous ces sacrifices ?
— Oui, lui murmurait son subconscient. C’est ton rêve depuis toujours.
— Non ! répliquait une autre voix dans sa tête. Ce serait ridicule de continuer !
James choisit la voix de la raison. Il poursuivit son chemin.
Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, il surprit un homme à l’angle d’un mur.
L’inconnu portait la tenue des mousquetaires.
Émerveillé, l’apprenti s’avança doucement vers l’étranger. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques centimètres du mousquetaire, toujours dos à lui, il le salua. Aucune réponse. Se pourrait-il que cette étrange apparition fût en fait une épreuve ? Et si ce vaillant supérieur était en fait…
Mais James avait compris bien trop tard. Le mousquetaire fit volte-face, brandit son épée et se jeta sur lui. En l’esquivant de justesse, le jeune homme put fixer l’espace d’une milliseconde le visage de son assaillant. Un visage terrible, recouvert de poils noirs, strié d’ouvertures béantes d’où coulait du sang, et doté d’une gueule monstrueuse, grande ouverte. Les dents jaunies et ensanglantés de l’hybride en sortaient.
L’autre peur de James.
L’animal s’approchait de lui à vive allure. Le jeune homme s’enfuit en courant, manquant à plusieurs reprises de tomber sur le sol blanc qui s’obscurcissait de nouveau. Que devait-il faire face à cette chose ?
« Réfléchis, réfléchis… De quoi ont peur les monstres ?! »
On lui avait appris en cours de magicologie que ces créatures étaient insensibles aux armes traditionnelles, mais détestaient la musique. Surtout celle émise par les instruments à corde.
James ne cachait cependant aucun instrument dans les plis de ses vêtements. Il possédait toutefois une arme qui pouvait être redoutable : ses doigts et orteils.
Et s’il reproduisait la musique de tout à l’heure ? Il s’arrêta quelques secondes pour reprendre son souffle et mit en mouvement ses mains, ses pieds et sa tête pour imiter le rythme d’apparition des visages de la baronne et d’Immelda. Mais le monstre se précipitait toujours vers lui, et l’obscurité se répandait comme la peste.
Il courut dans tous les sens, à la recherche d’un instrument de musique ou de cordes. Il espérait ardemment trouver un violon. Il maîtrisait parfaitement ce noble objet depuis ses treize ans. Quelques temps avant son enrôlement en tant qu’apprenti mousquetaire, il avait interprété l’Eté de Vivaldi seul, devant ses proches, alors éblouis par la justesse de son jeu.
Et tandis qu’il se rappelait cet évènement, le souvenir apparaissait à ses côtés, produisant la violente mélodie de la célèbre composition. Derrière lui, le monstre se tordit de douleur, se tenant les oreilles comme si elles avaient été criblées de balles.
La solution était donc là. Il fallait qu’il fasse rejaillir ses souvenirs en relation avec la musique pour arrêter la créature.
Il s’arrêta une nouvelle fois dans sa course et fit volte-face pour fixer les yeux rouge sang de son adversaire. Il le regarda s’avancer vers lui à la vitesse d’un guépard. Plus que quelques mètres. Il attendrait le dernier moment.
Lorsque le monstre ne fut plus qu’à trente centimètres, il se remémora tous ses spectacles et ses cours de violon, cet instrument qui le passionnait depuis l’enfance.
Le monstre ne put supporter ce concentré de musique classique, et s’effondra sur le sol dans un hurlement à donner la chair de poule.
Il se consuma peu à peu, sa peau tombant en lambeaux sous les yeux de James. Il disparut finalement dans un écran de fumée.
Le jeune homme était abasourdi. Il avait tué un être vivant. Certes, c’était un monstre, mais cela lui était insupportable.
C’était ça, la véritable épreuve : l’assassinat, le courage de passer à l’acte.
Il leva la tête. Le paysage avait définitivement changé. Les murs blancs étaient désormais rayés de rouge. Des espèces de vaisseaux sanguins les décoraient, se dirigeant vers lui dans le plus grand des silences.
Il s’enfuit.
James estimait avoir suffisamment d’énergie pour courir quelques minutes de plus. Il faudrait qu’il trouve un abri, et vite.
Sa course désespérée le mena à une double-porte en bois finement ouvragée, la même que celle de la Grande salle où il avait l’habitude de dîner avec ses camarades. Cela pouvait être un piège, mais le jeune homme n’avait pas le temps d’y penser : les vaisseaux approchaient.
Il franchit la porte, et changea de monde.
Une forêt de film d’horreur s’offrit à lui. Les racines des arbres, majoritairement des chênes, pénétraient avec violence la terre. Les feuilles d’un vert foncé brillaient d’une faible lueur blanche, un cadeau du croissant de lune qui surplombait ce paysage de désolation.
Il marcha pas à pas, aux aguets, brandissant son épée, le long du sentier tracé dans la terre. Les fleurs mortes qui l’effleuraient de temps à autre lui glaçaient le sang, et les branches des arbres, vivantes, frappaient son visage lorsqu’il s’approchait trop près. Il sentit bientôt le goût métallique du sang dans sa bouche.
La forêt ne semblait pas être finie. Mais James avait déduit de ses précédentes épreuves que toute chose avait une fin dans le portail. Tout était éphémère, irréel.
Alors qu’il s’avançait dans un sentier encore plus sombre que le précédent, il entraperçut une ombre parmi les arbres. Elle se faufilait pour se cacher derrière les plantes et les rares champignons.
Grâce aux quelques rayons qui parvenaient à se glisser à travers les feuilles, des détails du visage de l’être tapi derrière un fraisier empoisonné lui apparurent. Ses oreilles pointues prouvaient sa nature elfique.
Pour une raison qu’il ne parvenait pas à saisir, ces traits lui paraissaient étrangement familiers.
L’elfe se releva pour le regarder à son tour. « Une femelle ».
Elle contourna le buisson et s’approcha à pas feutrés de lui. L’apprenti était figé par la peur.
— James, l’appela soudain le fantôme devant lui. Tu ne dois pas avoir peur…
Et elle apparut sous la lumière lunaire qui éclairait désormais sa silhouette. Ce visage était plus jeune, ces mains fines mais il ne pouvait s’y tromper : sa mère se trouvait bien devant lui, avec dix ans de moins.
— M-Mère, bégaya-t-il. Que faites-vous ici ?
— Mon chéri !
Elle l’enlaça avec douceur, posant sa tête aussi légère qu’une plume sur son épaule. Il lui rendit son étreinte, sans se soucier de son épée qu’il laissa filer entre ses doigts et tomber dans la boue.
Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, puis Sorie Maire s’éloigna de quelques centimètres de lui.
— Maman, reprit-il. Ils t’ont demandé de venir pour me tester, c’est ça ?
James savait que la belle elfe devant lui n’était qu’une illusion mais, dans son désespoir, il voulait s’accrocher à cette petite lueur dans son cœur.
— Il faut que je t’emmène avec moi, James ! Cette forêt est en grand danger.
— Comment ça ? Tu veux dire que je dois la sauver pour passer l’examen ?
— Une vieille dame la contrôle, lui dit-elle avec précipitation. Et elle est très malade, alors la forêt aussi. On doit la guérir.
James n’était pas dupe, et avait remarqué que l’elfe ignorait ses questions.
— Maman, es-tu bien sûr qu’il y a un réel danger ?
— Oui, tu dois me croire !
Et elle éclata en sanglots.
Chaque larme qui coulait le long des joues de sa mère lui brisait le cœur. Il devait faire un terrible choix, il le savait.
— Maman, commença-t-il. Mère, je ne peux pas t’aider… Je suis désolé. Je dois continuer l’examen, tu comprends ?
L’océan de tristesse se transforma alors en désert de colère.
— Non ! vociféra-t-elle.
Elle pointait un doigt accusateur sur lui.
Il se retourna lentement puis s’élança à travers les arbres, sans se retourner. Derrière lui, il entendait les pas d’un être qui courait.
Après quelques secondes de course cependant, il parvint à semer le fantôme de sa mère.
Assis sur la terre, il dut entreprendre de gros efforts pour se redresser.
— Le nouveau monde…
« Qui a parlé ? »
— Le nouveau monde…
Une voix s’approchait. James s’enfuit une nouvelle fois en courant. Mais où qu’il allait, cette voix le suivait. Que se passait-il donc ?!
Il arriva enfin à une clairière baignée dans la lumière de la lune. Une vieille dame était assise par terre devant un lac.
En entendant ses pas, elle se retourna vers lui.
— James Maire… Tu as fait tant de chemin pour venir jusqu’ici.
James resta inerte.
— Vois-tu, dit la vieille en se relevant péniblement. Loin se trouve ce qu’on appelle le Nouveau Monde.
— Je crois en avoir entendu parler.
— Ah oui ! Mes adorables fées !
Et elle se mit à rire.
— Madame, que souhaitez-vous ? demanda l’apprenti en brandissant une épée fantôme devant lui, ayant perdu la sienne dans la forêt.
— Du calme, du calme… Tu te rappelles d’Immelda ?
— Immelda ? Attendez… Immelda, mon amie d’enfance ?
— Oui, James. Tu l’oublies, car tes souvenirs ont été effacés. Si tu sors de cet endroit, tu ne te souviendras plus d’elle… Tu oublieras aussi tes parents.
— C’est impossible ! Les souvenirs de ma famille n’ont pas été effacés, répondit James.
La vieille rit de plus belle.
— Alors, dis-moi, comment s’appelle ton père ? lui demanda-t-elle.
Le jeune homme leva un doigt accusateur.
— Mon père est… Mon père s’appelle…
Non. Il ne l’avait quand même pas oublié. Pas lui.
— Ce monde est égoïste. À peine désignés, on est obligés d’accomplir notre destinée tout en ignorant nos sentiments. Ne souhaites-tu pas secrètement épouser la baronne de Princeton, plus tard ?
— La baronne de Princeton ?
— Une de tes camarades James. Mais ils l’ont aussi supprimée de ta mémoire pour que tu te concentres sur ta princesse en détresse…
L’apprenti était abasourdi.
— Ne rêves-tu donc jamais d’un monde où tout cela serait terminé ? Où l’on cesserait de se juger les uns les autres et de casser chacun ?
— …Si, plusieurs fois, risqua James. Mais c’est une utopie, ça n’existera jamais.
— En es-tu bien sûr ?
La vieille leva ses yeux vers lui. Des yeux d’un bleu profond, pleins d’amour et de sagesse.
— Grand-mère… Mais, t-tu es morte.
Le jeune homme se retint de s’écrouler.
—Oui, mon chéri… Mais je ne suis pas morte. Je viens du Nouveau Monde. J’utilise le portail pour communiquer avec toi et t’emmener avec moi. Tu mérites tellement mieux que ces gens prétentieux, mon trésor !
— Non, non… C’est un piège…
— S’il-te-plaît, James, fais-moi confiance.
Mais il était trop tard.
Il saisit la main qu’elle lui tendait. Même si c’était un piège, sa grand-mère, de corpulence faible, ne pourrait rien contre lui.
Il observa le monde se changer autour de lui, prenant des teintes colorées, se dotant de motifs élaborés, dansant autour d’eux dans un nuage doré.
Un monde sans injustices pouvait-il exister ? Un monde où personne n’est jugé pourrait-il persister ?
Il regarda, émerveillé, les chênes se changer en gigantesques fleurs et sa tenue tâchée de sang et de boue se nettoyer d’elle-même, avant d’être remplacée par un magnifique uniforme de mousquetaire, comme il en avait toujours rêvé.
Il souriait, tenant toujours dans sa main celle de sa grand-mère, dont il ne remarqua pas la basse température.
Il ne vit pas aussi le sourire de la mère de son propre père se transformer. Il ne vit pas devant l’écran les professeurs horrifiés.
Car James avait agi comme n’importe quel rêveur. Avec son cœur.
Et le monde s’écroula.