Deuxième prix

Une Plaisante distraction

Etienne Kirsch

Pour sa nouvelle œuvre, le fieffé Goupil avait choisi pour décor Maltérat, capitale de la République du Levant, patrie des âmes libres et des exilés. Construite sur un éperon rocheux qui se jetait dans la mer, elle accueillait en bas de ses pentes deux ports. Au nord, celui de Borée, maillage de quais et de pontons où les canots des pêcheurs filaient entre les gabares de commerces et les bricks des corsaires. Au sud, celui de Notos, qui accueillait les galions aux gros ventres et les fières frégates. Entre les deux, sur la crête qui coiffait la cité cheminait un cours composé d’une succession de rues et de placettes. Il hébergeait tout ce que la ville avait de commerces, de chapelles, d’ateliers, et de scènes artistiques. 

Goupil marchait d’un pas joyeux sur le cours de la Crête, absorbant le soleil de ce matin printanier sur les pavés encore humides de la nuit. Le jeune homme au teint clair et aux traits fins humait un mélange de fragrances singulier. Ici venaient se rencontrer les parfums des glycines et lilas des patriciens et des bourgeois établis sur le versant sud avec, venues du nord, celles de la saumure, des herbes aromatiques et du tabac. 

Goupil s’arrêta devant l’entrée d’un théâtre en faisant claquer ses bottes et les pans de son manteau lie-de-vin, puis observa un instant les passants en ajustant son chapeau de feutre. « On ne pourrait rêver d’un meilleur décor. » déclara-t-il d’un air satisfait. Quelques badauds le dévisagèrent. Peut-être s’agissait-il d’un comédien en rodage ?

Linéaire, mais large, le cours était intégralement pavé et pourvu de rigoles pour chasser l’eau et la saleté vers des bassins d’épuration dissimulés entre des jardins ou des bacs de teinturiers. La voie était propre, animée, parfaitement exposée. Oui vraiment, Goupil ne pouvait rêver d’un meilleur décor pour sa nouvelle œuvre.

Une tape sur l’épaule le tira de sa rêverie. Il se tourna pour trouver Skotia, sa partenaire d’affaires. La jeune femme portait ses cheveux bruns en chignon serré, une cape en laine brune sur une veste grise et un pantalon du même ton. Là où Goupil détonait, Skotia voulait disparaître. À lui le panache, à elle l’efficacité.

« Salut renardeau. Le matériel est prêt. As-tu rassemblé le reste de l’équipe ?

— Bien sûr ! La crème de ce que peut offrir le port de la Borée. Et je nous ai même sécurisé une voie de sortie une fois notre performance terminée.

— Il n’y a plus qu’à rencontrer notre associée du jour alors. Es-tu sûre qu’elle acceptera de jouer pour nous ? 

— Et comment ! Disons qu’elle n’a vraiment pas eu de chance ces derniers jours et qu’elle mourra d’envie de se refaire un petit matelas avant ses prochaines aventures.

— Parfait, je te suis. »


Les Embruns était l’une des tavernes les plus courues du port de la Borée. Bien que sa cuisine généreuse, la qualité de son vin et ses larges horaires d’ouverture attiraient généralement le voyageur ; son véritable intérêt consistait en la présence quasi constante de corsaires et de malfrats qui subodorait des opportunités professionnelles aussi lucratives qu’elles en étaient illégales. En l’occurrence, Skotia et Goupil venait en soumettre une à Evadné Partheas, la plus célèbre corsaire de la République du Levant, celle qui danse sur les voiles, celle qui de sa grâce fatale fend ses adversaires, celle qui… était présentement avachie au fond d’une alcôve en train siroter un café.

Levant un œil de son journal, l’air profondément blasé, elle observa le couple qui venait à sa rencontre. Autant la fille avait l’air raisonnable, autant le garçon respirait la suffisance. « Allez, laisse-les venir, ce ne sont que les premiers de la journée après tout. » se dit-elle. Evadné se redressa et considéra les deux jeunes gens plantés devant sa table. Dans la salle, quelques regards se tournèrent vers eux. À leur peau et leurs yeux clairs, leurs habits inhabituels, non, ils n’étaient certainement pas du coin. Le garçon fut le premier à prendre la parole :

« Salutations, maîtresse Partheas ! Nous avons une proposition à vous faire, si vous êtes encline à discuter. »

L’accent du bougre était presque impeccable, on aurait dit le fils d’un marchand des quartiers sud. Mais ses « r » n’étaient pas assez marqués, roulés, pris dans la gorge. Non, ce gringalet devait venir de loin, bien loin à l’ouest. Du Ponant pour être exacte. Qu’est-ce que des Ponantins pouvaient bien faire dans la tanière des loups de mer habitués à harceler les galions de leurs compatriotes ?

Evadné inclina la tête sur le côté et continua de détailler les deux inconnus. Skotia l’étudia en retour et fit même tomber une de ses dagues de sa manche pour mieux regarder sous la table. La corsaire n’était apparemment armée que de son sabre, posé sur ses cuisses. Skotia releva la tête. Leur potentielle associée portait une chemise ouverte sur un torse couvert de bandages, ainsi qu’une cape maintenue à l’épaule gauche par une broche en argent en forme de vague. Les yeux cernés de khôl, la peau mate et les traits aquilins, Evadné avait tressé tout autour de son crâne ses cheveux châtains en une couronne.

« Salutations jeunes gens. Je suis toujours encline à discuter affaires, surtout quand elles viennent de loin. Mais, avant toute chose, puis-je vous demander vos sobriquets ?

— Pardonnez l’impolitesse de mon partenaire Goupil, sa hardiesse le perd de temps à autre. Je suis moi-même Skotia, la tête pensante de notre duo.

— Skotia et Goupil. Des noms de scène, je présume ?

— Nous autres, artistes de la cambriole, avons toujours besoin d’un double poétique, ne croyez-vous pas ?

— Je crois surtout en une accroche efficace et une trame solide. Asseyez-vous. Quel genre d’histoire êtes-vous venus me conter ? »

Evadné héla un très jeune serveur, qui apporta trois verres de vin blanc frais. Elle trinqua avec ses interlocuteurs et, d’un geste ample, les invita à parler. Goupil se pencha alors vers elle et déclara à voix basse :

« Je vous propose une fable où l’une des plus célèbres lames de tout le Levant gagne un combat. Le dernier de sa vie, lui permettant de partir où bon lui semble avec un pécule non négligeable.

— Mais toutes les bonnes fables sont espiègles. Comment l’héroïne triomphe-t-elle ?

— En perdant.

— Et qui serait le vainqueur ?

Skotia se pencha à son tour et dit en fixant Evadné droit dans les yeux :

— Tilémaque Athénaï.

— La Guêpe d’Argent, rien que ça. Une légende. L’élégance létale incarnée, le parangon de l’escr…

— Le maître d’armes le plus cher et le plus couru par tout ce que le monde compte d’enfants de bonne famille en manque d’exercice physique et d’assurance, coupa Skotia. Ne jouez pas les modestes, nous tous ici savons que vous pouvez le battre. Mais ce n’est pas ce que nous cherchons. Il s’agirait plutôt que vous le teniez suffisamment longtemps à portée de lame, et surtout, devant une foule. Sur le cours de la Crête.

— Un spectacle au soleil, donc. Et pendant que je me produirai avec Maître Tilémaque, que ferez-vous ?

— Nous nettoierons son académie des trop-perçus, dit Goupil.

— Pardonnez-moi si je vous vexe, mais comment comptez-vous pénétrer dans ce prestigieux et très sécurisé établissement, passer outre une des meilleures armées de bretteurs au monde et repartir, vivants et les poches bien garnies ?

—  Si cela peut vous rassurer, reprit Skotia, nous avons développé un certain savoir-faire en ce qui concerne l’infiltration, le contournement et, le cas échéant, la neutralisation de dispositifs de sécurité avancés.

— Le Palais du sultan Maïrag, la banque Voïgogrov, la maison de jeux Rolemis… » ajouta Goupil, pas peu fier.

Evadné se redressa. Ces petits jeunes étaient plus malins et rodés qu’ils en avaient l’air. Mais on n’attirait pas l’une des plus célèbres corsaires du Levant, certes sans le sou, qu’avec de jolis faits d’arme et une promesse de bourse bien pleine. Il lui fallait du concret. Qu’ils arrêtent leurs pirouettes et ouvrent un peu leur garde.

« Bon. Admettons que je vous serve de distraction en rameutant Tilémaque et quelques-uns de ses disciples, sans compter une partie de la garde de la ville qui ne voudra pas rater une belle passe d’armes. Vous irez visiter son école pendant ce temps-là ? Même avec je ne sais quelle sorcellerie de votre invention, il vous faudra plus que quatre bras pour y faire vos emplettes.

— Nous avons pris la liberté et le temps de recruter parmi la fine fleur de Maltérat quelques associés compétents qui ont une dent contre le vénérable maître d’armes.

— Et comment acheminer le butin en lieu sûr ?

— Trois chariots et trois chevaux. Tout droit sortis de la campagne évidemment. Deux seront chargés et un sera laissé vide, comme distraction.

— Fort bien. Votre prévoyance est à la hauteur de votre audace et le défi que vous me proposez m’honore. Il est aussi vrai que je dois m’acquitter de quelques dettes, sans quoi mon crâne sera prochainement percé d’une balle. Néanmoins, avant d’accepter votre proposition, j’ai une dernière question. »

Evadné marqua une pause, prit une gorgée de vin en fermant les yeux et respira longuement les arômes sur son palais. La prise de fer avait fonctionné. Le petit couple de braqueurs avait dévoilé son jeu. Bien que leur plan fût ingénieux et leur investissement important, Goupil et Skotia ne pouvaient pas disposer de multiples planques. Ça en aurait trop fait pour l’aristocratie criminelle de la ville, qui se serait empressée de les jeter à la mer. Les deux Ponantins devaient donc effectuer leur petite affaire et prendre la tangente aussitôt.

« Pendant que Tilémaque célébrera sa victoire sur le cours de la Crête, il m’incombera de filer vous rejoindre et prendre ma part. Quel sera le lieu de rendez-vous ?

— Sur le port de Notos, une caravelle baptisée Januaire. Elle appareillera au crépuscule. À vous de nous rejoindre avant, sans quoi votre part sera redistribuée. »

La corsaire rejeta la tête en arrière et jaugea le jeune homme : pas d’arrogance, juste ce qu’il fallait de défiance. Quelque chose qu’il avait sûrement dû apprendre à l’armée. Elle se leva et brandit son verre :

« Alors, gloire aux vaincus ! »

Les nouveaux associés scellèrent leur accord en trinquant à nouveau. Evadné serra tour à tour les mains de Skotia et de Goupil.

Elle avait touché en plein cœur.


Tilémaque Athénaï reposa son ouvre-lettre sans un bruit sur son bureau. Les dernières lueurs dorées du crépuscule filtraient à travers la fenêtre, teintant le blanc de ses cheveux et de sa moustache savamment coiffés. Ses yeux bleu azur parcouraient la missive qu’il avait reçue des mains d’une jeune messagère. Tilémaque l’avait accueillie quelques heures plus tôt dans le vaste jardin de son académie, alors parsemé d’élèves et de maîtres d’armes en plein exercice. L’adolescente avait dû grimper les pentes du port de Borée, puis traverser l’Acropole avant de redescendre au sud sur la place Saint-Apollon. Pourtant, elle ne présentait ni signe de fatigue, ni ne tremblait. Le vénérable bretteur lui donna un généreux pourboire et dit qu’elle devait au moins tenter sa chance dans l’armée à moins d’intégrer son académie. Il serait bête de gaspiller ses qualités physiques à livrer du courrier. Elle acquiesça et lui répondit qu’elle ne dansait pas qu’une seule danse. Le vieil homme sourit sous son épaisse moustache, creusant un peu plus ses pattes d’oie. Une vraie réponse de brigande.

La lettre, écrite par une certaine Evadné Partheas, contenait une déclaration de duel pour le lendemain, au milieu du cours de la Crête et de l’après-midi. L’autrice ne lui était pas inconnue. Tilémaque ouvrit un carnet où il prenait régulièrement des notes sur les spadassins présents en ville. Il retrouva la page où il avait décrit le profil d’une corsaire dont la crainte, ou l’admiration, qu’elle suscitait chez les équipages adverses après avoir disposé de leurs capitaines et officiers les faisait vider leurs cales voire abandonner leurs navires. Son style n’était pas des plus fins, mais peu commun pour les bretteurs de terre ferme. La curiosité du maître bretteur était décidément piquée.

La lettre proposait une confrontation au motif de « laver l’honneur des Marins sali par l’insulte de Maître Athénaï lors de la dernière fête des Armes ». L’insulte n’était pas précisée et la mémoire du vieil homme lui faisait défaut. Il devait s’agir d’une parole prononcée entre vétérans et captée par des oreilles indiscrètes. Bref, la raison ne semblait pas bien importante, mais Tilémaque n’en avait cure, car c’était la première fois en dix ans qu’on lui proposait un duel digne de ce nom et une possible recrue pour reprendre l’académie après lui. Il se saisit de papier à lettres et de sa plume, rédigea une réponse favorable et la fit porter à un coursier. Une fois la porte de son étude à nouveau fermée, il se rassit à son bureau et ouvrit un tiroir d’où il sortit une seringue et une fiole d’un sérum transparent. Une fois son instrument prêt, il releva sa manche droite, parcourue de plaques noirâtres, et se piqua dans une veine exposée.


Le lendemain, après le déjeuner et la sieste réglementaire pratiquée par toute la population du Levant, Evadné sortit de chez une amante qui avait accepté de l’héberger contre paiement en tendresse. Sitôt le dernier baiser posé, elle remonta les ruelles du port de Borée tout en ajustant la cape qui tombait sur son flanc gauche. Les acclamations se faisaient de plus en plus nombreuses au fur et à mesure qu’elle s’approchait du cours de la Crête. La rumeur du duel s’était répandue plus vite qu’elle ne le pensait. Était-ce du simple fait de la renommée des bretteurs, ou bien Goupil et Skotia avait graissé la patte des crieurs de rue ? Ces pensées firent place à la stupéfaction quand Evadné rencontra la ferveur de la foule qui s’était massée sur le cours. Elle pouvait y détailler toutes les castes de la société levantine, y compris les forbans qui d’ordinaire ne sortaient qu’à la nuit tombée et qui aujourd’hui prenaient tranquillement les paris. La garde de la ville avait dépêché un régiment pour maintenir un semblant d’ordre et éviter une bousculade fatale. Des hommes et des femmes en uniforme couleur sable étaient répartis sur les côtés pour laisser un espace libre au centre du cours. Evadné y fut escortée sous les vivats des spectateurs. Une huissière en livrée ocre, propre aux fonctionnaires de la République du Levant, s’y tenait perchée sur une caisse, révisant ce qui semblait être les termes du duel. Les deux participants étant respectivement contractuelle et membre honoraire des forces armées levantines, la confrontation devait avoir lieu sous contrôle de l’État, sans quoi elle relevait du simple règlement de comptes.

Tilémaque Athénaï fendit la foule, entouré d’une garde rapprochée de quatre épéistes, eux-mêmes suivis d’une file d’adolescents surexcités à l’idée de voir leur grand maître combattre. Celui-ci retira alors sa veste bleu nuit et la tendit à un de ses disciples, révélant une chemise blanche aussi immaculée que ses cheveux. Deux clercs en habits ocre arrivèrent derrière l’huissière, portant dans une longue malle les armes destinées aux duellistes ainsi qu’un cylindre en bois d’une taille équivalente. L’huissière frappa dans ses mains et réclama d’une voix ferme le silence de l’assemblée :

« Aujourd’hui, à trois heures de l’après-midi, madame Evadné Partheas, corsaire émérite maintes fois reconnue par la République pour sa bravoure et son service, affrontera Maître Tilémaque Athénaï, vétéran des grenadiers de l’armée de Terre et chevalier de la Phalange d’Honneur. Ce duel s’effectuera au sabre d’entraînement, trempé dans l’huile pourpre. Le premier arrivant à marquer son adversaire de sept touches sera proclamé vainqueur. Toute intervention extérieure est évidemment proscrite et sera sujette à représailles. »

Les clercs ouvrirent la malle et présentèrent deux sabres d’excellente facture, visiblement identiques, mais dont la pointe repliée et le tranchant émoussé trahissaient leur nature factice. Les duellistes s’en saisirent, chacun de la main droite, puis plongèrent tour à tour la lame dans le cylindre voisin pour la ressortir teintée et grasse. Ils gagnèrent ensuite leurs positions de part et d’autre de l’ovale de pavés libéré par la foule.

Tilémaque et Evadné s’examinaient mutuellement à distance, s’attachant à décrypter la posture, le regard et les mouvements de l’autre. Elle était plus trapue que ce à quoi il s’attendait. Ses larges épaules et ses jambes robustes laissaient deviner l’explosivité dont elle était capable. Le port altier de Tilémaque grandissait sa silhouette déjà élancée. La vivacité de ses gestes et la fluidité de sa démarche contrastaient avec la blancheur de sa chevelure et les rides de son visage. Evadné sourit. Il en avait encore sous la botte, et c’était exactement ce dont elle avait besoin.

Alors que la rumeur de la foule reprenait, les cloches de la ville sonnèrent trois coups. Les deux plus fines lames de Maltérat se saluèrent rapidement puis se mirent en garde. Evadné prit une orientation de trois quarts face à son adversaire, les jambes à peine fléchies, le bras droit légèrement plié au bout duquel se dressait son sabre. Une tigresse prête à bondir. Tilémaque préféra quant à lui se mettre de profil, le dos droit, pointant d’un bras quasi tendu sa lame vers les pieds de sa cible tout en utilisant son bras gauche comme balancier. On l’aurait dit sorti d’une gravure.

Les deux bretteurs commencèrent à se rapprocher, la corsaire d’un pas félin et ample tandis que le maître suivait une cadence plus soutenue. C’est lui qui ouvrit le bal en lançant une série d’estoc rapide, le bras armé comme un ressort. Evadné para sans ciller les pointes que lui distribuait son opposant, faisant jouer sa lame de simples coups de poignets, puis s’engouffra dans la retraite de son adversaire par trois rapides attaques de taille. Tilémaque recula élégamment, détournant de mouvements fluides les puissantes courbes que lui envoyait la corsaire, puis riposta en dardant cette fois-ci sa lame vers ses jambes pour la forcer à revenir vers le centre de leur petite arène. Chacun de leur assaut était accompagné de clameurs, qui s’accentuèrent alors qu’Evadné dévoilait une tache pourpre sur le côté de sa cuisse.

La réponse ne se fit pas attendre. La corsaire feinta d’un estoc par la droite pour attirer le fer du maître d’armes, puis enchaîna en tournoyant pour envoyer sa cape par la gauche vers la tête de son adversaire. Étourdi par cette ruse, maître Athénaï fut forcé de faire quelques pas en arrière et lâcher sa garde. Evadné termina sa rotation en faisant glisser sa lame sur le flanc gauche de sa cible, puis frappa de la paume en plein plexus solaire. Les gardes qui maintenaient les spectateurs à distance durent s’écarter alors que Tilémaque heurtait le mur de pierre derrière lui. Il mit à peine deux secondes pour se rétablir et trouva son opposante perchée sur un échafaudage. Celle-ci le toisait, sa lame pointée vers lui. « Maître Athénaï, tout ce monde m’étouffe. Que diriez-vous de prendre un peu de hauteur ? » lança-t-elle sur un air de défi avant de grimper. Le vieux maître grogna et se lança à sa poursuite, suivi des deux clercs chargés de l’arbitrage.

Evadné voulait éloigner Tilémaque de la foule et des oreilles indiscrètes. Le duel reprit sur le toit d’un atelier qui dominait le cours et s’ouvrait sur une bonne partie de la ville. Les deux silhouettes en contrejour offraient un spectacle sensationnel à la foule en contrebas. Quelque peu énervé par la désinvolture de son adversaire, maître Athénaï lança une série d’estoc, puis en un éclair, balaya la lame d’Evadné pour venir marquer successivement sa clavicule et son abdomen de deux coups de taille rageurs. La corsaire recula en constatant, contrariée, sa chemise maculée d’huile pourpre. Trois marques contre une. Il lui fallait reprendre l’avantage si elle voulait accomplir le plan qu’elle avait concocté. De deux pas véloces, elle bondit dans les airs pour mieux piquer sa cible à l’épaule gauche, puis passer sous sa garde et le toucher au torse. La foule salua la séquence alors que les duellistes reculaient pour reprendre leur souffle.

Tilémaque s’essuya le front et se remit en garde. Evadné lui accorda quelques secondes de répit et reprit l’assaut. Cette fois-ci, elle ne chercha pas à toucher, mais à se rapprocher le plus possible et força son adversaire à croiser le fer. Une fois les gardes de leurs sabres bloquées l’une contre l’autre, la corsaire pesa de tout son poids pour maintenir le vénérable épéiste en place et pouvoir enfin lui parler :

« Maître, bien qu’il ne fasse aucun doute que vous pouvez l’emporter, il serait dans votre intérêt de perdre ce duel.

— Si vous passiez moins de temps à peaufiner votre bagou, vous seriez sûrement en train de me surpasser, Partheas. Je ne sais quel pari vous avez accepté en me défiant, mais honorez-le au moins honnêtement. Je ne plierai pas devant vos menaces.

— Il s’agit moins d’une menace que d’un avertissement. »

Le bretteur vétéran fit une rotation pour se défaire de la prise d’Evadné et attaqua dans la foulée. Celle-ci porta par réflexe sa lame en avant et les deux firent mouche simultanément. « Quatre touches partout ! » cria un clerc à l’huissière restée dans la rue, à quoi la rue répondit par de nouveaux vivats. Evadné repartit caler son sabre contre la garde de Tilémaque.

« Si vous gagnez, votre honneur sera sauf. Mais vous vaincrez en homme pauvre, incapable de payer les nombreux employés de votre académie, qui, en retour, la déserteront. Pour finir, vous n’aurez même plus les moyens de vous soigner correctement. Si je gagne, votre image sera certes un peu ternie, mais votre académie et vos finances seront sauves, de même que votre santé.

— Comment vais-je me faire dérober, Partheas ? Et comment savez-vous pour ma condition ?

— Mes connaissances à terre ne s’arrêtent pas au port de Borée, et votre personnel n’est pas aussi fiable que vous le croyez.

— Et vous ? Les corsaires ne se battent pas pour l’honneur, non ? Que cherchez-vous ?

— À devenir votre associée. Perdez ce duel et prenez-moi comme adjointe. La guerre de course m’épuise et il est évident que votre enseignement a besoin d’un rafraîchissement, de même que j’ai besoin de calme et d’une réputation plus saine. »

Tilémaque leva cette fois-ci sa jambe gauche et pivota pour envoyer sa botte dans le flanc d’Evadné, ce qui lui fit perdre l’équilibre. Le maître d’armes continua en se fendant pour marquer deux touches en estocs rapides, sa signature. C’en était trop pour la corsaire qui chargea droit sur le maître d’armes pour lui infliger une violente bourrade suivie de deux coups de taille.

« Six partout ! La prochaine touche sera gagnante » brailla l’un des clercs. La foule s’embrasa à ces mots.

Les duellistes se faisaient de nouveau face, à une lame l’un de l’autre.

« Partheas, comment comptez-vous garantir la sûreté de mes biens et de mon académie ?

— Pas leur sûreté, leur récupération. Une équipe de brigands vide en ce moment même vos coffres. Heureusement pour vous, je sais comment ils vont s’échapper de la ville. »

Tilémaque fit mine de réfléchir tout en lançant un assaut sans réelle conviction. Les yeux rivés dans ceux d’Evadné, il la sondait jusqu’aux abysses de son âme. Continuant ses mouvements comme s’il s’agissait d’une routine d’entraînement, il déclara enfin :

« Vous êtes encore jeune, Partheas, mais non sans expérience. Bien que votre discipline et votre technique laissent à désirer, votre esprit comme votre corps sont affutés. Nous avons quelques ruses à apprendre l’un de l’autre, je suppose, mais nul doute que vous ferez une excellente directrice après moi. »

Evadné prit note de la remarque, para un dernier coup du maître puis riposta du tranchant, posant tout juste le fil de sa lame sur le cou du vieil homme. Les applaudissements s’élevèrent depuis le cours.

Les duellistes se saluèrent avant de se tourner vers la foule pour lui rendre hommage. Partheas en profita pour glisser à Athenaï :

« Cher maître, les forbans qui dérobent les fonds de notre académie ont prévu d’appareiller ce soir du port de Notos. Je vous prie de bien vouloir m’y accompagner, avec quelques-uns de vos élèves.

— Et quelques hommes de la garde, peut-être ?

— Bien entendu ! Après tout, il s’agirait pour moi de rentabiliser vingt-cinq ans d’impôts versés à notre belle république. »